Bas-fonds propres

Publié aux États-Unis en 1926, l’édifiant récit de Jack Black, brigand poétique du siècle dernier, passionne autant qu’il instruit.

Personne ne gagne

de Jack Black, éditions Monsieur Toussaint Louverture, traduit de l’anglais (USA) par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc, 474 pages.

9

Né au lendemain de la Guerre de Sécession et disparu en 1932, l’année de la chute d’Al Capone sur fond de Prohibition, Jack Black -Thomas Callaghan pour l’état civil- fut un brigand céleste, comme on le dit parfois de ces clochards dont il sut d’ailleurs aussi enrichir les rangs. Orphelin de mère, élevé par les soeurs dans un patelin que son père désertait souvent, l’élève prometteur n’avait alors qu’un seul défaut: une fascination dévorante, constitutive, pour les bandits de grand chemin, Frank et son frère Jesse James en tête. Il apprend, à onze ans, le meurtre de ce dernier, flingué dans le dos par un félon complice; ce qui ancrera en lui une haine farouche pour les traîtres, les balances professionnelles, les truands capables d’épauler la flicaille pour bénéficier d’une dose, d’un cigare ou d’une piteuse réduction de peine. À l’âge où son père l’invite à se trouver une activité, il passe le balai dans un bar, sert de couverture à un vendeur de cigares amateur de jeux d’argent, puis de recouvreur de dettes à un laitier pleutre. Amoureux des bas-fonds, mais plus à la manière d’un ethnologue que d’un journaliste -privilégiant donc l’observation attentive à un feu nourri de questions indiscrètes-, il met rapidement le pied dans le bordel local, d’où il participe à l’extraction clandestine d’une « fille » prise au piège froufrouteux de la mère maquerelle. Puis il trace sa route, à la hobo, direction le grand Ouest, via des allers-retours réguliers entre Idaho, Utah, Colorado, Montana (Pocatello surtout, où opère la bluffante « Salt Chunk Mary« , papesse de la cour des miracles), puis Vancouver et retour.

Éthique de la fauche

Une trajectoire au petit bonheur la chance, où là encore l’observation joue le rôle-titre, tant toutes les occasions sont bonnes à saisir pour la communauté des « yeggs », des perceurs de « blindés » à laquelle il appartient: un technicien de la compagnie des coffres-forts change la combinaison de celui d’un saloon? Une latte branlante au plancher d’un commerçant semble receler la recette de la journée? Un rubis de démonstration trône dans la vitrine d’un bijoutier? L’heure est venue de monter son équipe et de tenter sa chance. Avec prudence -sans quoi ce sera la corde, une balle ou la taule-, mais surtout une inextinguible passion.

Chez un voleur de cette trempe, qui publiera ce texte en 1926 après 25 ans de cabane, puis une lente réinsertion en tant que chroniqueur et conférencier, l’éthique professionnelle n’est pas un vain mot. Si un Mormon, un Chinois l’ayant pris la main dans le sac font preuve de clémence à son égard, il décide de ne plus jamais faire les poches d’un Mormon ni d’un Chinois. Si un collègue le trouve « trop prévenant envers les pigeons », il répond que ce dernier fait « sans doute partie de ces types qui tabassent leur victime après l’avoir dépouillée, frappent les femmes et les enfants (…) Ce gars-là n’est pas un voleur mais un malade mental, et sa place est à l’asile. » Cet ébouriffant et diablement littéraire récit, mi-guide pratique du gentleman truand mi-témoignage sensible sur un monde qui bascule, fut traduit pour la première fois en France en 2008, et aujourd’hui réédité comme un objet précieux par Monsieur Toussaint Louverture, avec préface de Thomas Vinau, postface de William S. Burroughs et pléthore d’annexes. Ne le loupez pas.

François Perrin

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content