Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

PEU AVANT SON NOBEL, MODIANO ENVISAGEAIT LE SECRET DES ORIGINES DANS UN BREF ROMAN FLOTTANT, OÙ LES SOUVENIRS S’ATTÉNUENT ET SE DÉROBENT -PAS LEUR MAGNÉTISME.

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

DE PATRICK MODIANO, ÉDITIONS GALLIMARD, 160 PAGES.

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Tout est décidément toujours question de temps chez Patrick Modiano. Quelques jours avant d’être préféré par les jurés du Prix Nobel aux Philip Roth et Haruki Murakami annuellement pressentis, annuellement déboutés, le romancier de 69 ans faisait justement paraître dans le calme un bref roman, logiquement voué aux gros titres depuis. Nouvelle pierre mise à un édifice romanesque d’une affolante cohérence et régulièrement augmenté (tous les deux ans à peu près depuis La Place de l’Etoile en 1968), Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier est donc le livre qui accompagnera la percée décisive du Français dans la littérature mondiale (il était jusqu’ici par exemple largement inconnu en anglais). Le motif central du livre -l’enfance et le secret des origines- en fait d’ailleurs une porte d’entrée assez idéale dans son oeuvre.

Soit l’histoire de Jean Daragane, qu’un appel téléphonique tire du sommeil un après-midi d’été indien étouffant. Ecrivain reclus, Daragane a perdu son carnet d’adresses un mois plus tôt dans un train: au bout du fil, un certain Gilles Ottolini propose de lui restituer l’objet, avant de l’interroger, insistant, sur des événements de son passé. Quelques noms prononcés (Guy Torstel, Annie Astrand), un dossier de plusieurs pages dactylographiées, des photos qui s’en échappent, et c’est le voile du passé qui se déchire, Daragane, en plein trouble, s’abandonnant bientôt à des pérégrinations mentales incertaines le ramenant -un trajet en voiture un dimanche d’automne, une maison en bordure de forêt- à quelques scènes « primitives » et autant de fantômes hantant son oeuvre depuis.

Message personnel

Le temps n’est-il qu’un immense palimpseste? Que reste-t-il des gens que l’on a connus autrefois? Depuis ses bases reculées, biaisées (un présent à haute teneur proustienne, sans cesse contaminé par la fouille d’images englouties), Modiano mène à la perfection une partition éprouvée (un style sans effet menant à des nappes temporelles complexes, une consignation presqu’obsessionnelle de noms et d’adresses contre les mouvances de l’oubli). Plus rare, il remonte ici le fil (très autobiographique) de l’enfance -en l’occurrence, le « drôle de départ dans la vie » d’un jeune garçon confié à une danseuse et poussé, dans son sillage, aux rencontres douteuses et aux vagabondages précoces. Un flottement ultra littéraire de reflets atténués et de réminiscences aigues au milieu duquel Daragane (et Modiano à travers lui) prête à l’écriture la vertu accidentelle, inespérée, d’une bouteille à la mer. « Ecrire un livre, c’était aussi, pour lui, lancer des appels de phares ou des signaux de morse à l’intention de certaines personnes dont il ignorait ce qu’elles étaient devenues. Il suffisait de semer leurs noms au hasard des pages et d’attendre qu’elles donnent enfin de leurs nouvelles.  »

Mais le passé, chez Modiano, n’est pas convoqué que sur un mode élégiaque. Immeubles à double issue, appels téléphoniques étouffés, lampes allumées qu’on fait mentir, individus louches qui, sans le savoir, auront joué un rôle déterminant: flirtant comme à son habitude avec l’atmosphère brouillardeuse du polar, Modiano teinte son texte d’une menace sourde -avec ceci d’étrange que c’est du souvenir qu’on guette ici l’effraction. Inévitable, abrupt, celui-ci raflera l’ensemble du livre dans un climax bouleversant, Modiano y faisant sublimement coïncider le point final d’un roman et l’émergence d’une vocation -celle de la littérature comme tentative de réplique. « Il ne faut jamais compter sur personne pour répondre à vos questions. »

YSALINE PARISIS

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