Parce qu’il n’y avait pas de quoi s’en vanter et qu’on les a rangés en douce dans un tiroir discret de la culture populaire, les zoos humains qui florissaient au XIXe sont restés longtemps dans l’angle mort de l’Histoire. Personne ou presque n’ayant jugé bon depuis une mise à l’index tardive -la dernière fois qu’on jeta en pâture au public des « sauvages », c’était en 1958 à l’Exposition universelle de… Bruxelles- de se pencher sur cette pratique qui a pourtant duré 150 ans et semé les germes toujours actifs du racisme en enfermant l’Autre -le Noir, l’Aborigène, l’Indien, peu importe- dans la case du sauvage, du monstre, de l’anormal. Il aura fallu que quelques artistes (les romanciers Didier Daeninckx avec Cannibales et Frank Westerman avec El Negro et moi, les cinéastes Abdellatif Kechiche avec Vénus noire et Régis Wargnier avec Man to man) et une poignée de documentaires (dont l’excellent Boma-Tervuren, le voyage de Francis Dujardin) se réapproprient cette page sombre de notre passé pour qu’on rouvre enfin le grand livre des préjugés raciaux. Comme le fait aujourd’hui avec éclat le Quai Branly à Paris en consacrant à L’invention du sauvage une vaste exposition parrainée par Lilian Thuram. En entrée ou en dessert d’une visite dans le navire amarré en bord de Seine, on ne saurait trop conseiller de se plonger dans le catalogue piloté par l’historien Pascal Blanchard, artisan de cette exhumation. Entre fascination pour l’exotisme, goût du spectacle et couverture pseudo-scientifique, l’exhibition des indigènes a pris des formes diverses, du village reconstitué à la foire aux freaks en passant par les numéros de cirque, mais a tendu vers un même objectif: construire une hiérarchie des « races » en entretenant la confusion entre ce qui est lointain et ce qui est inférieur, et valider par ricochet le grand-£uvre de la colonisation. L’impact de cette entreprise de dénigrement d’autant plus efficace qu’elle revêtait le costume du divertissement ne s’est pas arrêté net en 1958: notre regard sur l’Autre est encore pollué par cet héritage. Pour prendre la mesure du phénomène, il faut rappeler qu’1,4 milliard de spectateurs se sont pressés à Londres, Paris, Lisbonne, Bruxelles, New York ou Tokyo pour voir des pygmées, la Vénus Hottentote ou des Galibis exhibés comme des animaux. On se demande qui sont les sauvages… l

EXHIBITIONS. L’INVENTION DU SAUVAGE, SOUS LA DIRECTION DE PASCAL BLANCHARD, ÉDITIONS ACTES SUD/QUAI BRANLY, 384 PAGES. EXPO JUSQU’AU 03/06/2012.

LAURENT RAPHAËL

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