ZOOM SUR LE NOUVEAU DIRECTEUR ARTISTIQUE DE LA FONDATION BOGHOSSIAN AU MOMENT OÙ IL INAUGURE SA PREMIÈRE EXPO. LE CREDO DE CE NEW-YORKAIS? SUSCITER L’ÉCHANGE ET EMPÊCHER LES ARTS VISUELS DE SE VIDER DE LEUR SANG.

Avis aux fétichistes de l’art, aux collectionneurs compulsifs et autres adorateurs du Veau d’or plastique: il ne faudra pas compter sur Asad Raza pour servir la soupe. Ce curateur de 42 ans, débarqué à Bruxelles pour faire souffler un vent de fraîcheur sur la Villa Empain (lire le dossier sur l’expo Répétition, page 10), entend bien envoyer un grand coup de pied au cul du conformisme ambiant. Fort des galons qu’il a gagnés à l’international, Raza débarque avec un discours ferme et engagé. « Il ne faut pas attendre de moi que je rejoue la partition de l’oeuvre d’art perçue comme cet objet coûteux hors d’atteinte que chacun se doit d’avoir vu au moins une fois dans sa vie… à défaut de pouvoir le posséder. » Ne comptez pas non plus sur lui pour vous persuader que l’art est important parce qu’il est cher, beau ou, en filigrane, parce qu’il agit comme un puissant levier de distinction sociale. Pour le directeur artistique qui travaille main dans la main avec Louma Salamé, la nouvelle directrice de la Fondation Boghossian, cette perception n’est rien moins que la preuve tangible de « l’impasse dans laquelle s’est fourvoyé le matérialisme occidental« . Il précise: « Il est indéniable que le progrès matériel nous a permis d’évoluer, malheureusement à partir d’un certain stade, nous étouffons sous le confort, ce n’est plus ce dont nous avons besoin, il ne fait plus sens. Mais surtout, l’art qui en découle est aussi vide que vain. » Pas bien compris? Asad Raza enfonce le clou: « Un lieu d’exposition ne doit pas être un cimetière d’objets ou un alignement de reliques signées par des artistes morts qui racontent une autre époque. » Quel nouveau programme dès lors pour les arts plastiques? Le curateur a sa petite idée: « J’envisage l’art comme un rituel. Dans la lignée de ce qu’était une cathédrale au Moyen-Age, l’espace d’exposition actuel doit être un lieu qui donne du sens à la vie et qui stimule les cinq sens. A ceci près que personne ne s’y exprime en prétendant dire la vérité. On doit pouvoir s’y promener librement parmi différentes expressions culturelles. Ce que je veux apporter, c’est que ce rituel en question soit une expérience vivante et évolutive qui permette la rencontre avec autrui, l’échange. »

Sur le tard

Cette vision est intimement liée au parcours atypique d’Asad Raza. L’homme ne s’est jamais rêvé plasticien ou curateur. Cette fonction inattendue résulte d’un enchaînement de rencontres non préméditées et d’une prédisposition à l’activisme politique. Né en 1974 à Buffalo dans l’Etat de New York, « la ville la plus enneigée des Etats-Unis« , de parents originaires du Pakistan, Raza a toujours eu un pied dans deux cultures. Des Etats-Unis, il retient le goût pour la liberté. Du Pakistan, un sens oriental de l’hospitalité et une fascination pour un Islam cultivé. Attiré par les idées et leur libre expression, c’est d’abord vers la littérature et le cinéma qu’il se tourne. Raza suit différents cursus, notamment à l’université Johns Hopkins et à la New York University (NYU). Au bout de ceux-ci, il a la réalisation en ligne de mire. Un miroir aux alouettes dont il reviendra vite. Après avoir bossé dans l’industrie du cinéma à Londres, il abandonne. « Les préoccupations étaient commerciales, il fallait toujours sacrifier la créativité sur l’autel de la rentabilité« , se désole-t-il. De retour à New York, Raza multiplie les expériences: il enseigne à la NYU, se lance dans l’activisme politique, organise des grèves, fonde le collectif Downtown for Democracy qui s’oppose frontalement à la politique de George W. Bush, baigne dans le milieu créatif new-yorkais et rédige même des papiers pour un magazine de… tennis. Afin de ne pas rompre définitivement avec sa passion première, il réalise également avec sa soeur des vidéos expérimentales dans lesquelles apparaissent Chloë Sevigny, Kim Gordon ou Devendra Banhart. « J’aurais pu continuer longtemps comme ça« , confie-t-il. En 2007, un coup de téléphone vient tout bouleverser. A l’autre bout du fil, Tino Sehgal, l’artiste germano-britannique qui demande à le rencontrer pour mettre sur pied une exposition à la galerie Marian Goodman. « Il voulait que j’intervienne en tant que performer, cela m’a intrigué, je lui ai donc proposé que l’on se rencontre. Cela a été une révélation, la découverte d’une liberté nouvelle, je me suis dit qu’en abordant les arts visuels comme lui, on pouvait tout faire« , explique Raza.

Il est clair que ces deux-là étaient faits pour se rencontrer. Seghal développe une pratique qui se base sur une profonde antipathie vis-à-vis des objets. Avec l’aide de Raza, l’expo en question est qualifiée de « meilleure de l’année » par le New York Magazine. Cette expérience positive pousse Sehgal à solliciter à nouveau Raza. Cette fois, il ne s’agit plus d’un « petit » projet mais bien d’investir l’entièreté du célèbre Guggenheim. Le duo radicalise sa démarche. Plutôt que truffer l’espace, Seghal et Raza optent pour un dispositif interactif déroutant. Nom de code? This Progress. « Dès l’entrée, les visiteurs voyaient un enfant de 10 ans venir à eux. Ce dernier les interrogeait sur la notion de progrès. Ensemble, le long de la fameuse rampe hélicoïdale, ils faisaient un bout de chemin jusqu’à un adolescent qui prenait le relais. Ensuite, ils poursuivaient la conversation avec une personne de 40 ans, puis finalement avec un septuagénaire. Le casting avait été sérieusement préparé, il s’agissait de profils passionnants, des anthropologues, des directeurs de théâtre… Il y avait notamment Alexander Nehamas, un professeur de philosophie spécialiste de Platon et Socrate. Arrivés au dernier étage du musée, de nombreux visiteurs fondaient en larmes. On avait réussi à ce qu’ils ne soient pas simplement passifs mais qu’ils vivent l’exposition« , commente Raza. Acclamé par la critique internationale, This Progress met la carrière de Raza sur des rails. Il signe un autre projet dans le Turbine Hall de la Tate Modern en 2012, toujours avec Sehgal, et est amené à produire d’autres pointures de l’art contemporain, comme Philippe Parreno, dont le sens de la remise en question des formats d’exposition l’attire. Il se tisse un réseau international de premier plan avec des personnalités telles que Hans-Ulrich Obrist des Serpentine Galleries ou Alexander Poots, directeur du Culture Shed à New York. En 2015, il organise également The Home Show, une exposition dans son appartement lors de laquelle les différents artistes invités ont conçu des oeuvres directement liées à sa vie. Une vie quotidienne et un goût pour l’intimité qui lui semblent des voies royales pour l’art contemporain car Raza croit profondément que « l’important n’est pas ce que l’on voit mais ce qui se joue entre les êtres« . Une conviction qui n’a pas fini de résonner entre les murs de la Villa Empain.

TEXTE Michel Verlinden

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