LE JEU DE PAUME À PARIS ACCUEILLE UNE VASTE RÉTROSPECTIVE DE LA PHOTOGRAPHE DIANE ARBUS, L’UNE DES PIÈCES MAÎTRESSES DE L’ÉCHIQUIER ARTISTIQUE DU XXE SIÈCLE. AU MENU: L’AMÉRIQUE DES ANNÉES 50 ET 60, CÔTÉ COUR (DES MIRACLES). À VOIR ABSOLUMENT.

Je suis née tout en haut de l’échelle et, toute ma vie, j’en ai dégringolé aussi vite que j’ai pu.  » Issue de la haute bourgeoisie juive new-yorkaise, Diane Arbus (née Diane Nemerov en 1923) a grandi dans l’opulence matérielle et l’indigence affective. L’appartement luxueux de Manhattan, les écoles privées, les voyages en Europe ou le ballet incessant des gouvernantes, chauffeurs et cuisinières, n’ont pas fait oublier le rationnement de tendresse imposé par une mère trop occupée à soigner son image mondaine et une dépression lavée à grandes eaux lacrymales.

Cet environnement en toc allait lui donner  » très tôt le sentiment de ne pouvoir être atteinte par aucune adversité et d’être immunisée par rapport au monde environnant« , comme le note l’écrivain belge Patrick Roegiers dans l’essai qu’il consacre en 1985 à l’artiste (et réédité en 2006 chez Perrin), Diane Arbus ou le rêve du naufrage. Mais aussi une furieuse envie de fuir cette prison dorée, ce manoir de faux-semblants pour aller jeter un £il de l’autre côté du miroir, sur le versant de la montagne resté dans l’ombre, poussée inconsciemment par cette idée que là où l’argent ne coule pas à flot, peut-être le thermomètre des rapports humains indiquera quelques degrés de plus…

Faussant compagnie à son milieu privilégié dès 18 ans au bras d’un petit photographe sans fortune, Allan Arbus, mais ne sachant pas encore que faire de cette lave en fusion qui lui brûle les entrailles, la jeune épouse se lime d’abord les dents dans l’ombre de son mari sur des photos de mode pour des magazines en vue comme Vogue ou Glamour. Si les modèles ne présentent que peu d’aspérités, elle réussit pourtant déjà à en saisir la fragilité, laissant affleurer le trouble sous la surface amidonnée.

La foire aux immortels

Le déclic viendra de sa rencontre avec la sulfureuse Lisette Model au milieu des années 50. Son couple bat alors de l’aile et Diane Arbus, qui patauge dans ses névroses, s’inscrit au cours de cette photographe réputée pour ses clichés de marginaux. Elle a frappé à la bonne porte. Bousculée par son mentor, Diane Arbus prend conscience qu’elle n’étanchera sa rage intérieure qu’en buvant le réel jusqu’à la lie. Tourmentée par une identité décousue, elle va mordre dans les parties les moins nobles de la carcasse sociale pour en faire jaillir l’humanité. Approcher l’étrange au plus près, se frotter aux tabous, aux interdits, aux éclopés s’impose subitement comme une évidence pour cette écorchée vive. Rien à voir avec du voyeurisme, la pulsion qui l’anime est vitale. Dans les égouts de la société, mue par l’urgence du désespoir, elle va chercher l’éclat sous la boue. Autant d’occasions de suturer un peu la plaie purulente laissée par son enfance.

La rétrospective du Jeu de Paume à Paris (qui n’est pas la première, contrairement à ce que prétend l’institution puisqu’un vaste panorama de son travail avait déjà fait escale dans la capitale française en 1975) raconte, en plus de 200 clichés magnétiques, cette aventure aux confins de la normalité. Les travestis, les nains, les freaks, les avaleurs de sabre… Pas un « monstre » que cette jeune artiste qui se disait prête  » à perdre sa réputation ou sa vertu, ou tout au moins ce qu’il en reste, pour une bonne photo » n’ait approché pour en tirer un portrait d’une acuité dérangeante.

Sa technique pour ferrer ses « proies » est simple: la franchise. Quand un visage lui parle, elle l’interpelle et lui demande avec enthousiasme de raconter sa vie. Intrigué ou charmé, son sujet la laisse pénétrer dans son intimité et dérober son reflet.

Miroir sans alouettes

Attirée par les singularités comme la limaille par l’aimant, elle nous montre que l’indécence n’est pas toujours là où on le croit. Elle nous décille, nous force à voir la part fantastique du trivial. Comme dans cette scène sortie d’un conte de fées montrant 3 amis lilliputiens russes au milieu d’un salon de la 100e Rue à New York.

A ses carnets de notes, que l’on peut toucher des yeux, comme d’autres archives passionnantes, ses appareils photos notamment, dans le centre d’études qui prolonge utilement l’exposition, elle confie avec cette lucidité fiévreuse qui caractérise sa plume:  » La plupart des gens vivent dans la crainte d’être soumis à une expérience traumatisante. Les phénomènes de foire sont déjà nés avec leur propre traumatisme. Ils ont déjà passé leur épreuve pour la vie. Ce sont des aristocrates.  »

Diane Arbus détourne le jeu des apparences. Ses nantis masqués au sourire carnassier ou ses enfants déguisés en adultes ou déformés par les grimaces sont bien plus inquiétants que les déclassés dont elle lave l’affront en leur rendant une forme de dignité.

Jamais sordides, chargés d’émotion et de poésie, ses tirages à fleur de rides et de failles révèlent la grandeur d’âme sans enfoncer le clou du misérabilisme. Si on ressent un malaise, c’est de notre propre incapacité, aveuglés que nous sommes par nos préjugés, à voir la beauté sous la laideur. Malgré les haut-le-c£ur de la bonne société, Diane Arbus poursuivra son voyage dans les bas-fonds.

Avec quelques autres pionniers comme Garry Winogrand, au rayon scènes de rue, elle a tout simplement redéfini le concept de photographie documentaire. Montrer la misère ne suffit pas, il faut la connaître, s’y perdre pour en révéler le secret. L’air de rien, Diane Arbus a ouvert la voie à une tripotée d’artistes qui vont éplucher l’oignon humain avec la même audace, de Nan Golding à Cindy Sherman en passant par Martin Parr, Larry Clark ou Roger Ballen.

En 1971, à 48 ans à peine, elle s’ouvre les veines. En avait-elle trop vu? A-t-elle glissé sur le fil du rasoir où elle se tenait en équilibre? Cette mort précoce jettera en tout cas de l’huile sur le feu d’un mythe naissant.

– DIANE ARBUS, JEU DE PAUME, 1 PLACE DE LA CONCORDE À PARIS, JUSQU’AU 5 FÉVRIER 2012. WWW.JEUDEPAUME.ORG

– POUR EN SAVOIR PLUS: 2 BIOGRAPHIES, CELLE DE PATRICIA BOSWORTH, VOYAGE PASSIONNANT ET ULTRA DOCUMENTÉ DANS LA VIE DE L’ARTISTE, ET CELLE DE VIOLAINE BINET, PLUS VOLATILE. À LIRE ÉGALEMENT, L’ESSAI DE NOTRE COMPATRIOTE PATRICK ROEGIERS. OU LE CATALOGUE DE L’EXPO, QUI MET EN LUMIÈRE SES PHOTOS ET SES ÉCRITS. PAR CONTRE, ON PEUT FAIRE L’IMPASSE SUR FUR, FAUX BIOPIC SORTI EN 2005 QUI, MALGRÉ LA PRÉSENCE AU GÉNÉRIQUE DE NICOLE KIDMAN, NE FAIT QU’EFFLEURER LE MYSTÈRE ARBUS.

TEXTE LAURENT RAPHAËL, À PARIS

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