Les 2 fées à l’androgynie espiègle de CocoRosie sortent leur baguette magique et un quatrième album, Grey Oceans, merveilleux et ensorcelant. Rencontre avec les passeuses de rêve.

« Le monde de la réalité a ses limites, disait Jean-Jacques Rousseau. Mais le monde de l’imagination est sans frontières.  »  » Nous, on vit quelque part entre les 2. Comme notre musique« , affirme Bianca Casady venue à Bruxelles avec sa frangine nous parler de Grey Oceans, le quatrième et nouveau CocoRosie ( lire notre critique page 35).

Coco et Rosie ont toujours aimé flouter les repères. S’asseoir sur les tiroirs trop rigides dans lesquels on entasse aussi bien la musique que les artistes ou nos petites vies pépères.

Elles, elles mélangent le bricolage, le folk à la Karen Dalton et le chant lyrique. Invitent dans leur monde rêveur un human beatboxer. Exposent leurs installations dans des musées. Ou ouvrent sur Paris une galerie/boutique proposant des £uvres d’art aussi bien que du thé et des vêtements faits maison. Sans complexe, elles se dessinent des moustaches, se laissent pousser des poils sous les bras… Puis accompagnent des pubs de parfum comme des films de zombie gay.

Dans le bar chic et kitsch de l’hotel Bloom, à Bruxelles, Bianca masse Sierra avachie dans son pantalon de training et s’interrompt pour nous répondre.

Dans la biographie de Grey Oceans, vous évoquez une fille prénommée Jack qui est en réalité un mec appelé Susan. Est-ce que le genre existe dans votre esprit?

Bianca: On réfléchit souvent à cette question. Le genre est quelque chose de curieux. Les instincts biologiques comme vouloir des bébés jouent un rôle important dans nos sociétés modernes mais nous ne vivons pas d’une manière très instinctive comme les animaux. Si le corps a ses propres programmes, ses propres idées, nous répondons aussi à des tas de constructions psychologiques qui n’ont rien à voir avec ces pulsions. Nous sommes soumis à des conventions intellectuelles, politiques et même sexuelles.

Pour la première fois cette année, une femme a remporté l’Oscar du meilleur réalisateur. Est-ce qu’une certaine misogynie règne dans l’industrie du disque comme elle plane malgré tout encore sur Hollywood?

Bianca: Assurément. Je me demande souvent à quoi ressemblerait notre carrière si nous étions 2 frères plutôt que 2 s£urs. Nous ne nous voyons pas comme des créatures hyper féminines mais les gens décrivent la plupart du temps notre monde avec un vocabulaire, une dialectique liée à la femme. Je pense qu’avant tout, cette perception est due à leur histoire. Quand on est libre, on ne prend pas vraiment conscience du genre. ça dit quelque chose sur la perversion à laquelle mène la société, la conscience de groupe. Le patriarcat et la religion sont omniprésents depuis des milliers d’années. Toute l’histoire du Christ est pour moi affaire de repli. S’il avait été présenté avec une famille, avec une femme comme partenaire spirituelle, le monde tournerait différemment.

Chant lyrique, voix de Gremlins et touches hip hop, univers folk, musique bricolo de conte de fées et human beatbox… En 4 albums, vous venez de brasser des éléments d’univers fondamentalement différents. Vous chassez l’ennui?

Nous explorons plein de types de musiques mais ce phénomène reste dans un premier temps inconscient. L’expérience commence parfois avec la découverte d’un instrument qui nous était étranger. Smokey Taboo, extrait de Grey Oceans, est par exemple le rejeton d’une harpe hawaïenne. On peut entendre sur notre nouvel album des sonorités orientales. Un piano « arabe »… Après, on approche les choses à notre façon.

Est-ce intimement lié aux gens que vous croisez sur la route?

Sierra: Oui mais alors de manière très fictionnelle. Je pense aux créatures que nous avons rencontrées dans les fables qui nous fascinent. Dans les histoires qu’écrit Bianca. Et tout simplement dans notre imagination.

Pourquoi avoir enregistré Grey Oceans dans 5 villes différentes? En l’occurrence Buenos Aires, Paris, New York, Berlin et Melbourne.

Bianca: La plupart du temps, nous entrons en studio et nous ne voyons pas grand-chose des alentours. Nous sommes tellement absorbées par l’enregistrement. Nous ne dormons pas beaucoup d’ailleurs. En attendant, chaque studio a ses qualités. Son son. Surtout en ce qui concerne les voix. C’est pour ça qu’on préfère ne pas toutes les mettre en boîte au même endroit. Une question d’atmosphère sans doute. Une atmosphère que parfois on combat. La lutte débouche souvent sur le renouveau.

Est-ce que les frontières ne sont pas quelque part un moyen de préserver nos identités?

Bianca: Nous ne sommes pas dans le nationalisme. L’identité qui nous semble précieuse est plus personnelle. Dans notre travail, nous essayons de promouvoir l’exploration individuelle.

On a souvent tendance à catégoriser les artistes. A-t-il été facile pour vous de sortir des cases? D’exposer vos £uvres visuelles?

Bianca: Plutôt oui. Certaines galeries ont depuis longtemps compris l’attention portée au monde de la musique. Quelque chose meurt dans la culture artistique séculaire et élitiste. J’ai exposé pour la première fois, et joué d’ailleurs aussi, à la galerie d’art contemporain Deitch Projects (qui devrait fermer cet été). Elle incorpore depuis des années dans ses murs différents aspects de la pop culture. Si j’ai à un moment ressenti des complexes, c’était plutôt avant de monter sur scène. Nous nous sommes encouragées mutuellement Sierra et moi avant de multiplier les concerts. J’ai commencé par la photographie avant de lire de la poésie en public. Pour moi, tout s’enchevêtre. C’est ce qui nous caractérise je pense. Comme une griffe…

Est-ce que pour vous le manque de temps, d’argent, représente une barrière ou au contraire un cadre qui pousse à davantage de créativité?

Bianca: Ils peuvent très vite vous bloquer si vous les laissez prendre le dessus. Dans un studio, par exemple, qui coûte souvent pas mal d’argent, vous voyez les minutes s’égrener et il vous faut garder l’esprit assez frais pour rester créatif et ne pas laisser votre imagination suffoquer sous les effets du sablier. C’est un challenge.

Le morceau Undertaker commence et se termine avec la voix de votre mère. Même défier la chronologie ne vous fait pas peur…

Bianca: Faire de la musique pour nous, c’est voyager dans le temps. Mélanger des styles et sons d’époques différentes nous semble essentiel. Je pense que nous avons parcouru des milliers d’années avec notre nouvel album. Ce périple donnait plutôt la chair de poule. On a vu des créatures effrayantes, goûté à des champignons empoisonnés dans les bois… Enfin bref. En fouillant dans de vieilles caisses, nous sommes tombées sur une cassette que maman (l’artiste contemplative Christina Chalmers) avait enregistrée dans les années 70. Elle y chantait en cherokee. Nous ne comprenions pas ce qu’elle racontait. Nous ne savions même pas quelle langue elle utilisait. Mais ce morceau nous parlait. Il nous emmenait dans une ambiance particulière, un monde rêvé. Pour nous, Undertaker est sans doute la chanson la plus intuitive de l’album. Nous n’avons pas essayé de la faire traduire. La signification des choses est moins importante que ce qu’elles nous font ressentir.

Justement, quel rapport entretenez-vous avec la langue? Vous êtes séduites par l’idée de l’esperanto, langage pseudo universel?

Bianca: Si je rencontrais une fée ou un génie et que j’avais le droit à un unique v£u, je demanderais de pouvoir parler et écrire dans toutes les langues du monde. Je n’ai lu que des traductions de mes poètes préférés. Et parfois, vous trouvez une version fondamentalement différente de la première. Quand elles ne disent pas tout et son contraire. C’est quelque chose de très frustrant. Je trouve douloureux de ne pouvoir m’exprimer que dans une seule langue. En même temps, je trouve fascinant le fait que plein d’auditeurs en Amérique du sud ou en Italie apprécient CocoRosie sans parler anglais. C’est sans doute lié au fait que notre musique possède un univers bien à elle. L’atmosphère transcende le langage.

Touche-à-touche, et jusqu’au bout des doigts, vous avez travaillé sur un film l’an dernier.

Un film expérimental sans scénario qui parle d’un mec et de sa s£ur. Lui est un poète mélancolique et elle communique avec les animaux. Ils habitent dans un endroit très isolé. N’ont pas de famille. Et nous sommes les 2 seules actrices. Sierra et Emma Freeman, la réalisatrice, pensent qu’il s’agira d’un court métrage mais selon moi, ce sera un long… Nous avons tourné des clips en même temps.

On a parfois l’impression que les gens se fascinent pour ce qu’ils ne comprennent pas. Ce qui leur semble insaisissable.

Peut-être qu’ils sont saturés par le flow incessant d’informations qui les assaille. Fatigués de tout comprendre. Les imaginations sont affamées. Tout ce qui n’est pas connu ou se révèle mystérieux les nourrit.

en concert, au cirque royal, dans le cadre des nuits botanique, le 15/05.

Rencontre Julien Broquet

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