La diva jamaïcaine a défini les eighties via d’inoubliables turbos reggae-funk. Elle revient avec Hurricane, album plus conscientisé, d’une rage chaude, porté par son inimitable voix-frisson.

Dans les années 80, Grace Jones se fait remarquer par son look exceptionnel et la mise en scène théâtrale de ses chansons, souvent des reprises mutantes de tubes éclectiques, de Piaf à Roxy Music. Incarnée par une intimidante voix de contralto, Grace est un star aux caprices voyants qui allume la jet set de Paris à New York, tout en accumulant les hits inoxydables ( Pull Up To The Bumper, I’ve Seen That Face Before, Warm Leatherette). Une génération plus tard, ces derniers électrifient toujours les dance-floors mais l’artiste dont le corps transgresse les catégories – à la hauteur de sa musique – connaît un ressac de popularité depuis les années 90. Sans avoir jamais disparu, Miss Grace Jones ne fait plus l’événement. Et puis, arrive Hurricane, son premier album studio complet depuis 1989. Pour en parler, Grace nous attend au fond d’un restaurant perdu d’une inextricable banlieue londonienne. Attablée devant un plat de viande et une « excellente » bouteille de vin italien, elle porte un tricorne en laine recouvrant une sorte de longue écharpe noire plongeant vers les aisselles. Ce qui frappe d’emblée, c’est sa peau. La carnation est d’un chocolaté épanoui et la délicatesse qu’elle doit rendre aux caresses – on n’a pas essayé – exclut que cette femme ait soixante ans. Grace Mendoza est bien née en Jamaïque en mai 1948 dans une famille religieuse de la bourgeoisie et aborde un sourire d’enfant aux questions. L’excentricité et le talent sont toujours là.

Focus: que faut-il savoir de vraiment important sur ce disque attendu depuis si longtemps?

Grace Jones: je suis vraiment désolée que vous ayez attendu si longtemps ( sourire). Ce n’était pas mon intention et en fait, je n’avais plus de plan discographique. J’ai été emportée par des producteurs davantage préoccupés par leurs affaires que par le sens de ma voix. Mais je n’ai jamais arrêté d’écrire, j’ai beaucoup de projets en cours, dont l’équivalent de deux albums complets, qui attendent de sortir sur le marché (1).

Vous venez d’une famille religieuse, était-ce le genre des premières musiques que vous avez entendues?

Non, je n’aimais pas trop les hymnes que j’entendais à l’église. Mon premier souvenir est sans doute la voix de ma mère: elle a une voix fantastique, étonnante, qui laisse cette impression lointaine en moi. D’ailleurs, sur le nouvel album, elle reprend Amazing Grace (2) dans William’s Blood. Ma mère m’a toujours comparée à mon grand-père…

Une âme perdue?

Quelque chose comme çà: trop de drinks, de soirées ( sourire) et c’est exactement le style de vie de mon grand-père qui était toujours sur la route, avec de l’alcool et du womanizing… Un parcours entre pirate et bohémien. Mes parents ne rêvaient que d’une chose: que je marie un homme d’église. Mais je pensais autrement.

A quel âge avez-vous considéré que vous aviez, pour citer un titre du disque, un Devil In My Life?

Cette chanson ne parle pas de moi, même si tout le monde a un diable en soi… Non, ce titre raconte comment un artiste perçoit le propriétaire de la galerie qui l’expose et le vend de diabolique façon. J’aime vampiriser les histoires d’autrui: le « je » est plus puissant et s’emparer d’un personnage fait partie de ma démarche artistique.

C’est la toute première fois que vous écrivez une chanson politique, comme Corporate Cannibal?

Oui, absolument et je pense que j’écrirai davantage de chansons politiques. Je me suis politisée depuis la venue de Bush au pouvoir ( elle rit).

Vous habitez une partie de l’année aux Etats-Unis mais votre identité reste jamaïcaine?

Oui, bien sûr. Ma famille remonte à plusieurs générations en Jamaïque et elle a des racines africaines et écossaises. Mon arrière-grand-mère maternelle était la fille d’un esclavagiste écossais. Elle a épousé un Africain dont je ne connais pas le pays d’origine. Du côté de mon père, sa mère était cubaine et son arrière-arrière-grand-père venait de la tribu Ebo au Nigéria. Les Jamaïcains annoncent d’emblée la couleur: What you see is what you get! Les femmes sont très fortes et c’est une société matriarcale.

Vous avez été l’une des premières artistes nourries d’un répertoire et d’une image puissamment multiculturels, que pensez-vous de ce multiculturalisme aujourd’hui?

Dans les années 80, on était dans une vie non digitale, le virtuel n’existait pas, les relations humaines étaient plus importantes, on dépendait davantage des autres. Je ne suis pas dans tous ces trucs Internet: je préfère le téléphone au texto, j’aime le son d’une voix, et je préfère la rencontre au coup de téléphone.

La tolérance actuelle?

Aux Etats-Unis, la démocratie est réellement abusée. Dans les aéroports, ils me font d’abord passer dans le détecteur puis me demandent un autographe: je trouve cela un peu… étrange! Je n’aime pas enlever mes chaussures ni être traitée comme une terroriste potentielle. Parfois, les gens cherchent un coup de pub et me défient: peut-être ont-ils vu l’émission de Russel Harty (3) parce qu’ils me poussent dans mes derniers retranchements. Maintenant, je voyage avec un témoin… Quand ils viennent me voir en concert, certains me demandent de les frapper et je leur accorde ce plaisir ( elle rit). Certaines personnes me voient encore en dominatrice mais à la base, c’est plutôt un truc de maîtresse d’école, non?

Une des belles choses de ce nouvel album est que vous y renouez avec Sly & Robbie, sans doute la meilleure section rythmique du monde!

Oui et ils jouent live, sans ordinateur. Ils sont fantastiques, on est comme frères et s£urs. Et le disque est dédié à Alex Sadkin (4): je voulais qu’on se rappelle de lui. Well Well Well va dans ce sens. J’ai perdu mon père pendant l’enregistrement du disque, il était évêque et est mort en bonne santé à 84 ans, victime d’une erreur de transfusion de sang à l’hôpital. C’était… spécial. Je lui ai écrit cette chanson Beautiful Death qui sera sur le prochain album: que personne ne me pique le titre maintenant, Motherfuckers! ( elle éclate de rire).

Vous êtes devenue plus sentimentale avec ce disque!

Oui, c’est vrai. J’avais écrit Inside Story ( Ndlr: album de 1986) à Los Angeles dans cette option « documentaire » mais pas avec la même sensibilité que celui-ci!

Comment avez-vous digéré votre succès massif des années 80?

Je suis toujours reconnue dans la rue. Je ne fais pas de distinction entre la reconnaissance de ces années-là et ce qui est arrivé plus tard, j’ai toujours été extrêmement occupée, je suis passée dans l’underground, mais je n’ai jamais arrêté les prestations privées. Le fait que j’ai été à un moment massivement reconnue, c’est parce que j’avais décidé de partir en campagne, de me présenter aux présidentielles… ( sourire).

Comment réagissez-vous à certaines photos absolument extravagantes de vous à cette période?

Les images sont artistiques et sont donc supposées être en-dehors du temps.

Vous avez coécrit Sunset Sunrise avec votre fils Paulo: qu’est-ce que cela fait d’être le fils de Grace Jones?

Je ne l’ai jamais élevé dans l’esprit d’être le « fils de Grace ». Il est Paulo, je suis Grace, c’est tout. Il est unique puisqu’il fait des choses que ni moi ni son père ( Ndlr: Jean-Paul Goude) ne pouvons faire. On travaille ensemble depuis longtemps: il a plus de vingt-cinq ans mais je ne vous dirai pas son âge exact! ( elle rit).

En vous voyant aujourd’hui (le tricorne, l’écharpe), on peut dire que vous vous intéressez toujours à la mode vestimentaire, non?

Absolument. Ma mère était couturière et tous les enfants faisaient du crochet et de la broderie de façon professionnelle. Depuis toute petite, j’ai toujours fait les patrons de Saint-Laurent ou de Givenchy et je suis vachement bonne, même si je n’ai plus beaucoup de temps.

Quelle est l’importance de la voix, de la scène?

La scène est importante, je la préfère au studio parce qu’elle permet de réparer tout dans l’action, d’améliorer la chanson. C’est dans le moment, le live n’est jamais pareil.

(1) Black Marilyn et Force Of Nature, datés de 1994 et 1998, restent inédits à ce jour.

(2) Hymne chrétien écrit par un Anglais à la fin du 18e devenu la chanson-symbole des communautés noires américaines au vingtième siècle.

(3) En 1981, Grace superstar frappe le présentateur de ce talk-show de la BBC qui a l’audace de lui tourner le dos.

(4) Producteur et ingénieur du son américain ayant travaillé sur les meilleurs albums de Jones, se tue en 1987 à l’âge de 38 ans dans un accident de moto aux Bahamas.

Interview Philippe Cornet, à Londres

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