PJ HARVEY ÉGRÈNE LES IMAGES ET FANTÔMES QUI HANTENT SON 8e ALBUM, LET ENGLAND SHAKE. DE GOYA AU VELVET.

« Je suis dans le métier depuis 20 ans et j’ai l’impression que ma carrière ne fait que commencer. » Polly Jean Harvey a, du haut de ses 42 balais, l’âme et l’enthousiasme d’une jeune première. Sur son 8e disque, Let England Shake, qu’on peut presque présenter comme un concept-album consacré aux guerres et à ceux qui les mènent, la rockeuse du Dorset s’ouvre plus que jamais sur le monde.  » Je voulais refléter la planète sur laquelle nous vivons. Avec sa brutalité, ses conflits. Certains artistes atteignent leur plein potentiel très jeunes, comme nombre de ces auteurs formidables des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles qui étaient d’ailleurs souvent déjà morts à 25 ans. Moi, avant cet album, je ne me sentais pas capable d’écrire sur ce qu’il se passe dans le monde. »

Avec son esprit rebelle et son regard de poète, PJ a toujours cherché à explorer des territoires qui ne lui étaient pas familiers. Pour le coup, comme une correspondante de guerre, elle a observé l’Irak, l’Afghanistan, le Moyen-Orient et s’est plongée dans l’Histoire pour mieux nous montrer qu’elle se répète.

LE MONDE DU SILENCE

Terrence Malick est un formidable réalisateur. J’aime tous ses films. Et j’ai forcément regardé La Ligne rouge (photo). Mais Ken Loach, Valse avec Bachir d’Ari Folman et surtout Kubrick ont exercé une plus grande influence sur mon disque. Ils présentent des £uvres très descriptives, imagées, mais sans te dire ce que tu dois penser ou ressentir. Ils ne sont pas particulièrement dogmatiques, ne rejettent pas le doute et la critique. Kubrick avait tellement d’espace et de silence dans ses films que l’esprit pouvait y entrer et commencer à travailler… Le silence est un art dans la musique comme il l’est dans le cinéma. John Cage a écrit un livre entier à ce sujet. Le silence est la musique. Et il possède une force incroyable que j’ai quelque part toujours essayé d’utiliser dans mes chansons.

VELVET/DOORS/POGUES

En bossant sur Let England Shake, j’ai beaucoup écouté le Velvet Underground (photo), les Doors, les Pogues et du vieux folk venu des 4 coins du monde. Que ce soit le Cambodge, la Russie, l’Angleterre, la Chine ou le Moyen-Orient. A chaque fois pour des raisons différentes. Chez le Velvet, je trouvais l’exubérance, l’énergie avec laquelle évoquer des sujets compliqués. Les Doors m’ont personnellement renvoyée à la Guerre du Vietnam. Parce qu’ils sont associés à ce conflit dans ma tête. Leur musique possède une qualité assez indéfinissable, fluide mais menant à une certaine confusion. Elle est dangereuse. Je me suis penchée sur les Pogues pour la qualité de leurs textes. Shane Macgowan est un très très grand auteur. Je me suis intéressée à sa technique d’écriture. A sa forme simple. Dans la pure tradition folk.

SÉAMUS MURPHY

J’ai découvert Séamus Murphy en 2008 avec l’exposition Darkness Visible. Il bossait depuis plus d’une dizaine d’années sur l’Afghanistan. Je ne connaissais pas son travail. Séamus est un journaliste indépendant souvent en zones de conflit. Cette expo m’a tellement ébranlée, m’a tellement fait réfléchir… Le silence dont on parlait plus tôt, je pouvais le voir dans ses photos. Une présentation très simple de l’action. Je ne fais jamais ça, mais j’ai cherché ses coordonnées et je l’ai contacté. Il n’avait jamais entendu parler de moi. Je lui ai envoyé les textes de mes chansons et lui ai proposé de collaborer s’ils l’interpellaient. On a commencé avec des photos et il réalise finalement un clip pour accompagner chaque morceau du disque ( ici The Last Living Rose, ndlr) comme sa propre interprétation de mes histoires. On parle même d’un film aujourd’hui.

HAROLD PINTER

Harold Pinter m’a profondément marquée et a énormément affecté mon travail à travers ses poèmes, ses pièces… Ses essais politiques et sa poésie m’ont sans doute plus touchée que tout le reste. Juste le voir en interview était saisissant. Le discours préenregistré qu’il a fait diffuser lorsqu’on lui a remis le prix Nobel était particulièrement étonnant. Ce que cet homme à la santé fragile, en chaise roulante, avait à dire. Puis le fait qu’il parvienne à exprimer un point de vue à la fois si fort et si mesuré. Je lui voue une grande admiration. Il a donné de la voix à beaucoup de choses que je ressens mais que je n’arrive pas à dire moi-même. Je ne saurais prétendre que je m’investirai un jour en politique. Je traverse la vie avec un esprit toujours grand ouvert. Je vais où mon instinct me mène.

ARTS VISUELS

Je viens des arts visuels. J’ai toujours peint, dessiné, sculpté. C’est un milieu qui m’est familier, un langage qui m’est naturel. Quand je fais des recherches pour un projet, j’investigue dans toutes les formes artistiques: le cinéma, la poésie, la littérature, la photographie, le théâtre… Je m’interroge sur comment les autres partagent leurs pensées. Comment ils expriment des idées plus ou moins proches de ce que j’essaie de véhiculer. Let England Shake m’a rapproché de Goya et de ses Désastres de la guerre (ci-contre). Mais aussi de leurs réinterprétations par Jake et Dinos Chapman. Ou encore des toiles de Salvador Dali pendant la Guerre civile espagnole. Je ne suis pas une « protest singer ». Je tenais à éviter soigneusement de jouer les donneuses de leçon. Je montre les choses. Je présente des points de vue. Quelque part comme les peintres.

ANN DEMEULEMEESTER

Je connais Ann Demeulemeester depuis une dizaine d’années maintenant. Elle possède une âme lumineuse. Nous avons rapidement noué une amitié profonde et sincère. Nous voulions travailler ensemble depuis longtemps. Le projet et l’heure semblaient venus. La présentation de la musique m’a toujours été chère. L’an dernier, je suis venue rendre visite à Ann en Belgique avec les démos de Let England Shake. Elle nous a habillés pour le livret de l’album et pour la tournée. Je vois dans ses vêtements une âme, un esprit. J’aime l’être et j’admire ses créations. Je suis quelqu’un qui a décidé de monter sur scène pour présenter son travail, ses chansons à un public. J’aime la théâtralité sous-jacente. Les tenues que je portais sur To Bring You my love ou Rid of me étaient déjà spécifiquement liées à ces projets. l

ENTRETIEN JULIEN BROQUET

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