Le Shrine à Lagos, c’est d’abord l’histoire dantesque de Fela, révolutionnaire polygame et créateur d’un afrobeat à la dimension du Nigéria, pays mangeur d’hommes corrompu par le pétrodollar. Groove ou va mourir!

« Jusqu’à 1984 et le coup d’Etat du général Buhari, Lagos était une gigantesque fête. Tous les soirs, King Sunny Ade, Barrister ou Ebenezer Obey, jouaient dans des fêtes privées mais données sur la voie publique. Les riches nigérians venaient les asperger de nairas pour montrer leur pouvoir. Mais Fela refusait d’être ce qu’il nommait un esclave du fric. Chez lui, au Shrine, la fête démarrait vers 2 h du matin et durait jusqu’au petit jour. Fela y jouait 4 fois par semaine et y célébrait assez régulièrement les ancêtres dans un temple à l’intérieur du Temple (Shrine en anglais). Il chantait au milieu des volutes de fumée, entouré de 8 gogo girls dansant dans des cages. Les paroles de ses chansons résonnant comme des tambours dans les oreilles des spectateurs ébahis.  » Martin Meissonnier, producteur world reconnu, a récemment ordonné le puissant retour discographique roots de Khaled. Comme les petits voyous et l’intelligentsia de Lagos qui adoraient Fela, il est souvent allé au Shrine, dans le quartier d’Ikéja, près de l’aéroport de Lagos. Chaque jour, cette ville poulpe convie ses 9 millions d’habitants dans un fantasque cauchemar urbain. En 1980, Meissonnier organise la première tournée européenne de l’icône nigériane: à Forest National, l’audience bluffée – on en est – découvre une machine cuivrée et répétitive, l’afrobeat! Un océan de jazz en fusion déchaîné sur des rythmes héritiers de la culture yoruba. Chorégraphié autour de scansions interminables – un morceau peut durer 45 minutes… -, le show laisse à la troupe des Fela Girls une liberté de Claudettes black aux couinements vocaux libérés. En pidgin (1), Fela allume le feu, comme à la maison, comme au Shrine… Claque magistrale chez les petits blancs belges et renvoi logique de l’histoire musicale vers un chanteur symbole d’une résistance à l’Afrique coloniale. Fela, c’est James Brown, Miles Davis et Malcolm X digérés par la magie ancestrale et une industrialisation hors contrôle. Celle qui fait du Nigéria un pays agenouillé devant le Dieu pétrole milliardaire, mais crucifié par les déséquilibres économiques vertigineux dus à la corruption des dictatures successives.

Irréductible

Olufela Olusegun Oludotun Ransome-Kuti naît en 1938 dans une famille de la classe moyenne, d’un père révérend et d’une mère activiste et féministe. A l’âge de 20 ans, envoyé à Londres pour étudier la médecine, Fela embraye plutôt sur le piano, la composition et la théorie au Trinity College. De retour au pays, il navigue entre la production d’émissions radio et les gigs fiévreux, mais tout change avec le voyage américain entrepris en 1970. La rencontre des Black Panthers et de la rhétorique d’Eldridge Cleaver/Malcolm X, le renvoie à sa propre histoire africaine. Secoué, Fela rebaptise son groupe Africa 70 et crée la Kalakuta Republic dans une grande maison communautaire de Lagos où se trouve aussi la première version du Shrine. Dans la boîte, on peut voir le buste de Nkrumah, père des indépendances africaines, des photos de Martin Luther King, Lumumba et de la mère de Fela. Le polygame -qui épousera ses 27 femmes en 1978 – y drille ses chansons, volcans de rythmes amenés sur des textes acides, où il moque le pouvoir et les élites occidentalisées. Une première fois, les militaires, peu sensibles à son effronterie, rasent la maison et démolissent le Shrine qui traduit en continu le beat organique de Lagos et des 100 millions de Nigérians (2). Quelle autre boîte au monde programme une musique qui raconte la bastonnade, les chiottes immondes et la souffrance de la prison? Au Shrine, on prépare et on vend de l’herbe, on mange, on boit de l’alcool, on danse jusqu’à l’aube, on pratique le frotti-frotta intense. De son salon où il parade en caleçon moulant, Fela passe – à pied – à l’arène du Shrine, à la fois maître philosophe, harangueur professionnel et chef d’orchestre rebelle. Jusqu’à sa mort en 1997, le pouvoir nigérian va le harceler, tentant de le briser – au sens propre – puisqu’il ne peut l’amadouer. Mais Fela est indomptable, il croit au pouvoir sorcier de la musique. Automne 1976, alors que les Sex Pistols sortent Anarchy In The UK, Fela dégaine Zombie où il vise, une nouvelle fois avec une violence verbale invraisemblable, le pouvoir militaire au tiroir-caisse largement garni par les multinationales. Le 18 février 1977, plus de 1000 soldats armés (…) attaquent le QG du musicien, mettent le feu au générateur, détruisent le Shrine (…) et brutalisent les occupants. La plupart des femmes sont violées, le chanteur, battu avec une violence quasi létale. La propre mère de Fela est défenestrée: quand elle meurt 9 mois plus tard, Fela écrit Coffin For Head Of State et va déposer le cercueil maternel devant un baraquement militaire du dictateur Obasanjo… Le Shrine suit le mouvement, les colères et les célébrations de son géniteur, coulant et renaissant à plusieurs reprises. Quand Fela finit terrassé par le sida, un million de personnes remplissent les rues de Lagos. Un million… Beaucoup d’entre elles continuent aujourd’hui à fréquenter le nouveau Shrine, tenu par le fils aîné, Femi Kuti, toujours dans le même quartier de Lagos. Fela, qui croyait tellement à la force des esprits, en est resté l’âme. A jamais.

(1) anglais de base, simplifié, commun aux ex-pays africains de l’Empire Britannique.

(2) 149 millions en 2009…

A voir, le film Music Is The Weapon de Jean-Jacques Flori (Universal), à écouter, les rééditions, en import ou chez Universal.

Texte Philippe Cornet

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