LES SALLES D’ARCADE ONT ÉTEINT LEURS NÉONS. MAIS UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE GAMERS REBRANCHE LA PRISE EN MIXANT CULTURE CLUBBING ET JEUX D’ARCADEEXPÉRIMENTAUX. OU COMMENT LE GAMING REDEVENAIT UN LIANT SOCIAL À LA DERNIÈRE GAME DEVELOPERS CONFERENCE DE SAN FRANCISCO.

Son kimchi, cette spécialité coréenne à base de chou mariné très épicé, refroidit tristement. Mais Jean-Michel Vilain ne s’en préoccupe pas. Le co- créateur liégeois de Faëria,jeu de carte digital finaud inspiré du célèbre Magic, écoute, incrédule, les inénarrables anecdotes de Philippe Coenen, patron du studio d’animation Pixanima. Truculent, cet expatrié actuellement basé à Shenzhen (près de Hong Kong) éveille la curiosité des serveurs taciturnes du Dong Baek, resto fané, planté à un jet de pixel du centre de San Francisco. La conversation s’emballe. Les mots wallons fusent. L’aîné (56 ans), qui a vu le jour au Congo, prodigue des conseils en matière d’investissement et de drague au kid (32 ans tout de même), un jour avant l’ouverture de la Game Developers Conference (GDC) et de l’Independent Games Festival (IGF).

La rencontre improbable sera la première d’une longue série. « On ne s’attendait pas du tout à ça », soufflera en fin de séjour Martin Pierlot, cofondateur d’Abrakam avec Jean-Michel Vilain. « Notre chambre d’hôtel était en fait un squat, une version US du red light district, avec des prostituées qui fument du crack dans le couloir. On ne s’en préoccupait pas vraiment. Mais le contraste avec les discussions que nous avions sur le salon, et qui portaient sur un demi-million d’euros de financement, était assez folklorique.  »

Côté face, la GDC célébrait la réalité virtuelle (VR) avec le Project Morpheus de Sony (voir Focus du 28 mars dernier), casque concurrent du Rift d’Oculus, récemment racheté par Facebook pour 2 milliards de dollars. Parallèlement au salon, l’IGF 2014, ce Sundance du jeu vidéo qui récompensait l’année dernière des jeux vidéo introspectifs, faisait grise mine (voir encadré). Difficile d’y croiser des figures aussi marquantes que Richard Hoffmeyer (Cart Life), Anna Anthropy (Dys4ia) et Jake Elliott (Kentucky Route Zero) -ces relèves vidéoludiques respectives de Ken Loach, Pedro Almodovar et David Lynch qui enluminaient l’édition précédente du festival indé.

Côté pile, le salon aux 23 000 visiteurs revisitait le clubbing en utilisant le jeu vidéo indé comme liant social. Au coeur de cette tendance, la soirée Wild Rumpus, concept qui tourne timidement depuis trois ans (à Londres) mais qui explosait à San Francisco. Programmé à la fin de la cérémonie de remise de prix de l’IGF, au Public Works, un espace industriel niché sous la célèbre US Route 101(1), l’événement se vidait de tous ses billets en à peine deux jours, un mois avant le jour J.

Play, sleep, rave, repeat

« Peu importe que Steve Aoki joue le même soir pour Wargaming(2). . C’est un boucher, et nous sommes une épicerie fine. Ce projet de soirée a voyagé et mûri au fil de ses étapes. Il a commencé en Suède, est passé par le Canada et a pas mal tourné à Londres. Mais cette date californienne était exceptionnelle », sourit Marie Foulston, une des co-organisatrices de la Wild Rumpus. Malgré deux Samsonite sous les yeux et une élocution hasardeuse, la frêle Britannique insiste. « L’idée est de proposer au public des jeux indé participatifs offrant une valeur artistique ajoutée. Nous programmons des titres simples à prendre en mains, drôles et qui amènent des inconnus à se parler. Le tout avec des DJ’s qui sont tous impliqués dans la programmation de jeux vidéo. Des gens qui ne sonnent pas chiptune mais proposent une vision originale. Nous ne voulons pas de soirées qui ressemblent à la BO d’un jeu vidéo old school. »

Sur place, deux niveaux, plusieurs salles et même un podium que les deux développeurs liégeois de Faëria investissent pour se transformer en chenille devant 1700 clubbers abasourdis. Ça siffle, en douce, des petites bouteilles de whisky ramenées du night shop. L’installation, baptisée Roflpillar, demande de se glisser dans un sac de couchage pour se coucher à terre… et enfiler sa tête (en vis-à-vis de son adversaire) dans une tente dont le plafond est tapissé d’un écran LCD. Au joueur ensuite de tortiller son corps étendu pour diriger une chenille en quête de fruits. Des discussions s’enflamment entre des adversaires qui ne se connaissaient pas.

« Toutes les soirées devraient être comme ça, lâchent Jean-Michel Vilain et Martin Pierlot. On a vu un néo-hippie habillé de fractales qui discutait programmation avec un développeur ayant participé à une game jam(3) dans un train. Il y avait ce tuba qui était suivi d’une file de gens possédés. Cette borne d’arcade portée en sac à dos mobile aussi. Dommage que le selfie qui imprime des photos en mode « game boy vintage » soit payant. »

Au-delà deRoflpillar, une dizaine de jeux, tous diffusés sur des murs via des projecteurs, animent la soirée en gravitant plus ou moins autour du dancefloor. Nidhogg propose ainsi un duel de mousquetaires sous caféine tandis que MuscleCat Showdown voit des félins prendre des poses de bodybuilders excentriques. Mention spéciale pour Push Me Pull You, mélange de foot et de sumo où deux joueurs coordonnent les mouvements d’une sorte d’Human Centipede endirigeant chacun l’extrémité d’un même corps.

Ill Communication

Lunararcade en Italie, Baby Castles à New York… Des événements similaires commencent à crépiter partout où des gamers veulent bouger, en week-end, avec des amis pas forcément initiés au joystick. Longtemps accusé d’autisme, le jeu vidéo est désormais utilisé pour rapprocher les gens « in real life ». Et si le monde du gaming n’enfante pas d’anecdotes comparables à une tournée rock ou à l’enregistrement d’un album, certains créateurs comme Hernan Saez et Maximo Eltree ont décidé de littéralement prendre le problème à bras-le-corps. Depuis deux ans, le duo sillonne ainsi l’Argentine avec Nave, une borne d’arcade faite maison et abritant un jeu de tir spatial en noir et blanc. « On n’a pas d’entrée pour la GDC, on distribue des tracts à la sortie pour essayer de faire voyager notre saloperie de borne d’arcade aux US. On la balade comme un groupe en tournée depuis octobre 2012. On a fait 25 concerts l’an dernier. Pas mal de soirées électro à Buenos Aires. Des foires populaires. Le sommet d’une montagne aussi »,précise Hernan Saez, 35 ans.« Notre objectif est de réunir les gens comme dans les années 80 où on discutait autour de la borne pour savoir comment vaincre un boss. Nave ne sera jamais diffusé sur Internet. Aujourd’hui, le jeu vidéo a perdu de sa dimension mystique. Nous voulons retrouver cette sensation. Nous sommes convaincus que la rareté amène une jubilation forte lorsqu’on trouve le jeu, par hasard dans un café. »

Hernan Saez et Maximo Eltree présentaient leur projet de borne Nave à la soirée Pow Pow Pow, événement similaire aux Wild Rumpus qui programme des cycles de concerts au DNA de San Francisco, toute l’année. Soit des formations metal, hardcore ou encore dubstep abreuvant leur musique de sons vintage façon NES. La rencontre a visiblement soufflé Jean-Mi d’Abrakam. Au détour de plusieurs rhums fins, dans un bar du Haight (qui a vu naître les hippies), ce dernier promet ainsi d’en parler à Alex Stevens, programmateur du festival de Dour qu’il a côtoyé sur les bancs de l’unif. « Avant, il faudra toutefois penser à régler un autre détail, conclut-il, hilare à trois heures du matin, avec Martin Pierlot. On ne sait pas où on va dormir cette nuit. «  Un très bon départ pour un nouveau scénario de jeu d’arcade indé…

(1) AUTOROUTE QUI LONGE LA CÔTE PACIFIQUE DES ETATS-UNIS.

(2) ÉDITEUR MASTODONTE DE JEUX VIDÉO EN LIGNE CONNU POUR SA SÉRIE DES WORLD OF TANKS.

(3) CONCOURS DE PROGRAMMATION D’UN JEU VIDÉO SUR UN THÈME DONNÉ DANS UN TEMPS LIMITÉ (SOUVENT 48 HEURES).

TEXTE Michi-Hiro Tamai, À San Francisco

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