Dans l’histoire des tournages mouvementés, celui de 2046 de Wong Kar-Wai occupe assurément une place privilégiée: attendu à Cannes en 2003, le film ralliera finalement la Croisette un an plus tard. Et ce au terme d’un intense suspense encore bien, le cinéaste hongkongais ne débarquant sur la Côte d’Azur avec les dernières bobines sous le bras que quelques heures avant la projection.

L’histoire de 2046 débute sept ans plus tôt, en 1997, lorsque la rétrocession de Hong-Kong à la Chine en inspire l’idée au réalisateur. Ce n’est toutefois qu’en 1999, pendant le tournage de In the Mood for Love, que Kar-Wai se met à y travailler parallèlement. Une gageure, même pour un réalisateur aux méthodes aussi peu orthodoxes (pas de scénario préétabli, réécriture en postproduction…) et rompu, par ailleurs, aux agendas problématiques: ainsi a-t-il, par exemple, terminé la postproduction de Ashes of Time alors même qu’il tournait Chungking Express.

S’il se lance néanmoins dans cette entreprise délicate, c’est suite au retard accumulé sur la production de In the Mood for Love, consécutif notamment à la crise financière qui frappe alors l’Asie, et aux engagements qu’il a contractés antérieurement. Interrogé par la revue Positif, en novembre 2000, sur la conduite de deux tournages de front, Wong Kar-Wai observe: « C’est comme aimer deux personnes en même temps! Quand on faisait les repérages pour 2046 , on se disait que tel décor pouvait convenir pour In the Mood for Love , et vice versa. Tout cela est donc devenu un seul film dans le travail. Quand vous verrez 2046 , vous reconnaîtrez des éléments de In the Mood For Love , et dans In the Mood … il y a des éléments de 2046 . »

Entre les deux films, les correspondances sont en effet incontestables: le numéro de la chambre d’hôtel qu’occupe Tony Leung dans le premier ne donne-t-il pas son titre au second, première d’une série de réminiscences et d’effets de miroir fascinants? L’un et l’autre s’inscrivent par ailleurs dans la trilogie sur les années 60 qu’avait ouvert Wong Kar-Wai avec Nos années sauvages.

La boîte de Pandore

Reste que, à l’autopsie, la superposition des deux tournages n’apparaît que comme une péripétie, nullement dommageable d’ailleurs, dans le cheminement tortueux d’un projet que Wong Kar-Wai mettra encore quatre ans à mener à son terme. A la difficulté des époques différentes et des lieux de tournage multiples – Bangkok, Shanghai, Hong-Kong et Macao -, 2046 ajoute les nombreux changements que le réalisateur apporte au projet, en termes d’écriture comme de structure (il renonce à la chronologie), et jusqu’au casting. Avec, à la clé, l’obligation de retourner certaines scènes (et de négliger une partie du travail accompli – notamment, en 1999, pendant le tournage de In the Mood for Love); le perfectionnisme est, il est vrai, à ce prix. Comme si cela ne suffisait pas, l’épidémie de SRAS qui frappe l’Asie en 2003 retarde encore le tournage de certaines scènes. De là à ce que le film ne soit prêt qu’in extremis pour le festival de Cannes, il n’y aura donc qu’un pas… Ce qu’acceptera le réalisateur avec philosophie: « 2046 est un projet entamé il y a quelque temps. Le chemin pour achever ce film fut long et riche en péripéties. »

2046 est aussi symptomatique de la difficulté – la répulsion? – de Wong Kar-Wai à terminer ses films: In the Mood for Love avait été présenté à Cannes, en 2000, dans des conditions à peine moins rocambolesques. Quant à Ashes of Time, le réalisateur en proposait la version Redux en 2008, à savoir une copie revue quelque quinze ans après la sortie de l’original. Rencontré à cette occasion, il s’épanchait alors sur son incapacité chronique à jamais achever une £uvre: « Voilà la raison pour laquelle j’essaye d’éviter de voir mes films. Une fois que j’ouvre cette boîte de Pandore, c’est une histoire sans fin…  » Et l’une des clés, peut-être, d’un cinéma qui, au bonheur de l’£uvre que l’on découvre, ajoute celui de tous les possibles entrouverts…

J.F. PL.

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