EN 20 ANS ET À L’OMBRE D’UN FEUILLAGE LÉGENDAIRE, L’ÉDITEUR FRANÇAIS OLIVIER COHEN A SEMÉ LES GRAINES D’UN CATALOGUE LITTÉRAIRE DURABLE, DÉFRICHEUR ET AMÉRICANOPHILE. RETOUR SUR UN PARCOURS COMME UN ROMAN, ENTRE MYTHOLOGIE ET PRAGMATISME…

Tout a commencé sous les toits de Paris. En 1991, après avoir pas mal bourlingué, Olivier Cohen y investit les minuscules bureaux d’une nouvelle maison d’édition: la sienne. Dans sa besace, sa passion pour l’édition -un métier entamé un peu au hasard de la mouvance mai 68-, un carnet d’adresses fourni, le soutien des éditions du Seuil et quelques manuscrits d’amis américains prometteurs: Raymond Carver ou Jay McInerney, encore inconnus en France. Alors que les missiles pleuvent sur Bagdad, les éditions de l’Olivier sortent de presse le subjuguant Une saison ardente de Richard Ford. Vingt ans plus tard, les lieux ont changé, la flamme est intacte. Rencontre sous les regards pénétrants de Jonathan Franzen et Jeffrey Eugenides -2 proches dont l’homme affiche le portrait dans son bureau…

Vous êtes arrivé avec la littérature américaine à un moment où elle n’était pas vraiment populaire en France…

A l’époque, quand on parlait littérature américaine, on entendait Faulkner, Hemingway, Fitzgerald, et tout ça remontait à des décennies. Il restait un vaste terrain vierge et inexploré: les écrivains du moment, que je lisais pour ma part avec avidité. C’était une vraie aventure: on ne savait pas où on allait, mais on savait qu’on y allait à contre-courant. Aujourd’hui, plus aucun roman publié aux USA n’échappe aux éditeurs français, ça en devient même ridicule…

Vous vous sentez dépossédé par cette effet de mode?

J’ai souvent cette image: quand j’ai commencé, à l’époque, j’avais un peu la sensation d’aller à la pêche dans un endroit sauvage et merveilleux, qu’on était seulement 2 ou 3 à connaître. Et puis un matin, au réveil, soudain, on était 200, chacun avec son hameçon. Dans un sens, ça prouve que je ne me suis pas totalement trompé (rires). L’offre s’est émiettée, mais je continue à découvrir chaque année des auteurs totalement inconnus. Il faut être à l’affût, prendre des risques. J’ai une théorie selon laquelle chaque livre devrait être publié par l’éditeur qui l’aime le plus… Ça n’évite pas de passer à côté d’un livre. Je pense fondamentalement que faire ce métier, c’est aussi entretenir une certaine faculté d’oubli, sinon, on est encombré par tout ce qu’on aurait pu faire…

Vous aimez cette formule selon laquelle un éditeur publie les livres que les gens n’ont pas envie de lire…

Je le dis par provocation. Mais nous vivons dans une époque où la culture de masse s’impose de plus en plus. Elle se déverse à travers de gros tuyaux. La littérature, c’est autre chose. Editer, c’est débusquer des auteurs dont le public ne sait précisément pas encore qu’il les désire. Il arrive fréquemment que des talents nouveaux dérangent, mettent mal à l’aise ou restent incompris. Il advient aussi que, magiquement, quelqu’un s’impose immédiatement. Ce n’est jamais écrit d’avance. C’est d’ailleurs un des critères qui entre dans la définition que je me suis forgée d’un écrivain: être capable de surmonter la frustration de ne pas être reconnu à la hauteur de ce qu’on mérite. A fortiori aujourd’hui, où la question, pour un auteur, est moins d’être publié que d’être lu…

Comment s’effectue l’équilibre des parts entre défrichage et valeurs sûres?

On parle beaucoup de ce qui marche, mais on pourrait longuement parler de ce qui ne marche pas. On publie une trentaine de livres par an. La plupart ne dépasse même pas 4000 exemplaires. Ce qui fait la différence, ce sont les quelques très gros succès: 70 % de ce qu’on édite est déficitaire, 10 % est en équilibre, et 20 % est bénéficiaire, de quoi soutenir l’ensemble. Donc, vous pouvez me croire: on publie des livres parce qu’on les aime…

Une des marques de fabrique de l’Olivier, c’est l’absence de « domaines » français ou étranger. Pourquoi?

C’était délibéré, dès le départ. C’est une manière d’affirmer que, à mes yeux, la littérature est une, malgré le fait qu’elle soit extrêmement variée. Personne ne demande à naître là où il naît, ou à hériter de la langue de ses parents. Je pense que la littérature répond à une curiosité qui est sans limites et sans frontières. Les questions existentielles d’un Français, d’un Italien ou d’un Russe, la curiosité qui les anime, qui les génère est exactement la même à mes yeux. Quand on ouvre un roman, notre envie de lire rencontre avant tout un univers mental et culturel, d’où qu’il vienne. La littérature étrangère, ce n’est pas du tourisme. Je ne vois pas l’intérêt d’établir des distinctions.

Cela a toujours été le cas?

Disons que nous sommes arrivés au bon moment, car on a bénéficié d’un double changement dans les habitudes de lecture, au tout début des années 90. Le public a tout à coup eu envie de découvrir des romans et des auteurs venus d’ailleurs. En l’espace d’une génération, de futurs écrivains se sont nourris de toutes ces influences étrangères. Dans le même temps, l’écriture s’est mise à changer: les auteurs ont commencé à écrire des romans dans lesquels les lecteurs pouvaient directement se reconnaître, des histoires qui leur parlaient d’eux, de ce qu’ils vivaient, et plus de leurs grands-parents. L’énorme succès de Jay McInerney s’est inscrit là dedans (Trente ans et des poussières , premier best-seller de l’Olivier en 1993, ndlr). Cette espèce de communauté de destins entre les écrivains et les lecteurs, et les critiques et les libraires, c’est extrêmement important, c’est ce qui crée le substrat de toute vie littéraire.

Que penser de cette place de plus en plus prégnante du réel dans la fiction?

La fiction doit actuellement faire face à une forte pression qui va dans le sens de la poursuite de vrais sujets, pas seulement de thèmes. Des livres facilement localisables dans le temps et dans l’espace. Je pense qu’il faut y voir l’influence de mass médias. On est arrivés à un moment où il y a une sorte de lutte entre ce qui, dans la littérature, est vraiment de l’ordre de l’art et ce qui est de l’ordre de l’information. Kundera disait que l' »Histoire » jette une sorte de lumière blanche sur les faits pour les rendre visibles, massivement, mais que le privilège du roman, c’est de descendre, avec un pinceau lumineux étroit comme une torche, au plus profond de l’âme humaine. Le roman ne reproduit pas la réalité, il explore des vies possibles. C’est pourquoi il reste indispensable, inimitable et unique. l

RENCONTRE YSALINE PARISIS, À PARIS

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