Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

MACHINE À ÉCRIRE – L’AUTEUR DE LA SALLE DE BAINS ENTROUVRE SA FABRIQUE D’HOMME ET D’ÉCRIVAIN À LA CROISÉE DE DEUX PARUTIONS. DE L’URGENCE À LA PATIENCE, DE L’INFIME AU VERTIGINEUX.

(1) DE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT, ÉDITIONS DE MINUIT, 112 PAGES. – (2) DE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT, ÉDITIONS MINUIT DOUBLE, 128 PAGES.

Jean-Philippe Toussaint a commencé à écrire un lundi, dans un bus entre Bastille et République, à Paris. Deux lectures l’y avaient poussé: Les livres de ma vie de François Truffaut, dans lequel le réalisateur conseillait aux apprentis cinéastes fauchés de prendre la plume avant d’oser la caméra, et Crime et Châtiment de Dostoïevski – » le crime de la vieille usurière de Pétersbourg a étéfondateur , aussi bien pour la vie de Raskolnikov que pour la mienne -lui devenant assassin, moi écrivain. » Une carrière débutée au hasard des transports publics et d’un medium de second choix qui le fait devenir écrivain -au sortir des éditions de Minuit, où La Salle de bains vient d’être accepté à l’aube de ses 28 ans, cette prise de conscience lui vaut un étourdissement sublime sur les trottoirs d’un Paris aux lumières effervescentes. Une trentaine d’années plus tard, et plusieurs romans essentiels ( Fuir, Faire l’amour), le voilà qui entrouvre les portes de sa fabrique de littérature, nous faisant pénétrer dans L’urgence et la patience de son atelier mental. Ni roman ni essai, le livre est une compilation tour à tour drolatique, superficielle et cruciale. Où l’auteur de La télévision fait l’inventaire des bureaux dans lesquels il pratique, confesse son amour pour la papeterie, sa monomanie des carnets taille passeport, sa dévotion aux feutres Uni-ball eye de chez Mitsubishi. Où il entérine plus loin sa fidélité à Proust -( » mais comment diable peut-on écrire des livres aussi longs« )-, relate sa rencontre avec son  » seul maître » Beckett (sa fascination muette et comme déplacée devant la fragilité de ses jambes, la texture de son manteau et son accent irlandais), les sièges enfin qui ont soutenu ses éblouissements littéraires – » Les meilleurs livres sont ceux dont on se souvient du fauteuil dans lequel on les a lus. » En quelques pages hantées, il convoque alors les hôtels de ses romans, un motif comme une obsession – » Je revois des halls de réception déserts et des couloirs labyrinthiques« -, avant de donner sa définition de l’écriture et des deux injonctions contraires auxquelles elle fait réponse selon lui: la patience, phase d’infusion constante, de lenteur; puis l’urgence, la fougue discontinue, la fièvre de l’inspiration, son  » dénouement miraculeux« .

Anti-récit de voyage

Pour voir l’écrivain à l’£uvre, on se penchera sur la réédition, en format poche, de son Autoportrait (à l’étranger). Toussaint avoue d’emblée y fuir le récit de voyage traditionnel – » l’exotisme, le pittoresque, l’instructif ou l’édifiant« – pour amasser des petits faits sans importance auxquels il fait subir de très légères mais jamais innocentes inflexions fictionnelles. Il faut le voir suivre un cours de découpe de maquereaux sous l’£il gêné d’un cuisinier japonais, pratiquer son allemand déclinant au Vietnam, avoir l’indéfectible pressentiment qu’il mourra à Sfax, Tunisie, ou se perdre dans un poisseux club de strip-tease nippon. Une déferlante d’ironie délicieuse et d’étourdissement existentiel, comme dans ce cyclo-pousse à Hanoi, où il commence par s’attarder d’un £il distrait sur l’une de ses chaussures avant de voir tomber sur lui, sublime, soudaine, la clairvoyance de sa propre finitude au monde. Jean-Philippe Toussaint manipule l’absurde et le ravissement de nos petites conditions d’être humain. Ça n’a l’air de rien, c’est vertigineux.

YSALINE PARISIS

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