Virginie Despentes, dernier bilan avant l’apocalypse

Virginie Despentes © Jean-François Paga/Grasset
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

À 45 ans, l’enfant terrible des lettres françaises revient avec Vernon Subutex, premier volet jubilatoire de ce qui s’annonce comme un ensemble romanesque panoramique et explosif, résolument branché sur les pulsations et névroses de l’époque.

Il y a des écrivains comme ça, qui ont leur aura, leur sonorité, leur esthétique. Comme un cortège d’avant-texte. D’abord, il y a la couverture. D’épaisses coulées noir bitume venant jouissivement gâcher un visage modèle, et une prédominance de rouge hurlant annonçant un contenu forcément furibard et explicite. Et puis il y a les photos d’elle, posant avec ses cernes frondeurs, son regard légèrement halluciné et ses t-shirts Motörhead. Un écrivain en colère, donc: arsenal que, chez d’autres, on taxerait volontiers de cosmétique. Sauf que punk, provocatrice et radicale, elle l’a toujours été, avant, et plus fort que les autres.

Virginie Despentes, dernier bilan avant l'apocalypse

Romancière (Baise-moi, Les Chiennes savantes, Les Jolies choses, Teen Spirit, Apocalypse bébé…), traductrice de quelques-uns de ses mentors (l’égérie no wave féministe Lydia Lunch, le romancier transgenre Poppy Z Brite ou Dee Dee Ramone himself), essayiste (le formidable King Kong Théorie, manifeste autobiographique rageur et inspirant pour un nouveau féminisme, ou la bio de Lemmy Kilmister de Motörhead), réalisatrice aussi (Baise-moi, Bye bye Blondie), Virginie Despentes, c’est une vie azimutée, et un parcours mené tous les curseurs d’intensité relevés, le long de trois urgences personnelles: le punk-rock, le féminisme et le sexe.

Le prix Renaudot reçu en 2010 pour Apocalypse bébé laissait entrevoir un tournant plus mainstream, aujourd’hui largement négocié: à 45 ans, et avec Vernon Subutex, premier volet de ce qui devait être un dyptique mais sera vraisemblablement une trilogie, Despentes, autrefois refusée, et censurée, est désormais de toutes les covers, de toutes les vitrines, acclamée pour ce qu’on appelle un peu partout son « roman de la maturité ». Toujours rebelle mais de plus en plus populaire, Despentes? Après lecture, on n’y a à vrai dire pas vraiment trouvé matière à contradiction.

Dans Paris

Le livre s’appelle Vernon Subutex, d’après son anti-héros: un disquaire à l’autodépréciation facile semblant tout droit sorti d’un roman de Nick Hornby (le Rob Fleming de Haute fidélité). Ancien punk, Vernon, bientôt 50 ans, regarde passer sa vie dans un mélange de lose et d’indifférence, y compris quand le rouleau compresseur de la crise l’amène à fermer définitivement son magasin de disques. « Face à la débâcle, Vernon garde une ligne de conduite: il fait le mec qui ne remarque rien de particulier. » Le jour où les huissiers le délogent, Subutex se retrouve sans argent dans Paris (une gageure), et convoque tout ce qui lui reste de tissu social (ses ex, ses amis perdus de vue, ses anciens clients) pour retarder sa déchéance -une trame « que sont-ils devenus? » qui permet à Virginie Despentes de dessiner une galerie de portraits, entremêlant les coïncidences et les destinées dans une ambiance légèrement polar. C’est là tout l’intérêt d’un protagoniste squatteur de canapés de tout poil: personnifiant le projet du livre, le disquaire en galère navigue à travers les couches de la société (essentiellement parisienne, jusqu’ici), et s’insinue à tous ses niveaux de vie et de pensée -la gauche comme la droite, extrêmes ou pas, latente ou embourgeoisée. On y croise une rock critic, un scénariste raté, des hardeuses, une jeune voilée, une ancienne bassiste qui a troqué son iroquoise pour une coupe au carré, un trans brésilien, des héritiers, pas mal d’ex esseulées, une hackeuse… Leur point commun? Un jour, de près ou de loin, ils ont tous communié à la grand-messe punk-rock.

« Aujourd’hui, c’est mort aux vaincus, même dans le rock. » A quelles désillusions, amertumes, radicalisations se résout-on en vieillissant? Dans quelles doctrines finit-on par s’enfermer, pour quels renoncements? Le XXIe siècle aura-t-il la peau de tous nos idéaux? Verve et crudité toutes voiles dehors, sens diabolique de l’image et de la formule, portraits dégoupillés au rythme heurté d’un morceau des Ramones: Virginie Despentes dresse une imparable radiographie de la société française à son entrée dans le troisième millénaire. Chômage, sexe, anomie, mouvance urbaine, infobésité, dématérialisation de la culture, droitisation de la société (« Xavier a toujours été un connard de droite. Ce n’est pas lui qui a changé, c’est le monde qui s’est aligné sur ses obsessions »), crise de l’immobilier (« Passé la quarantaine, Paris ne supportait en son sein que les enfants de propriétaires, le reste de la population allait poursuivre son parcours ailleurs ») ou inflation Facebook (« On ne savait pas trop s’il s’agissait d’un gigantesque baisodrome, d’une boîte de nuit, d’une mise en commun de toutes les mémoires affectives du pays »): tout fait eau au moulin Despentes, qui applique un souffle romanesque et une empathie vitale à tous les étages, sans jamais que son propos ne vire nivelant ou politiquement correct.

Entre la grammaire de la série télé (The Wire, et son portrait en dézoom successif de toutes les couches de la ville de Baltimore) et celle du roman feuilleton (Vernon Subutex comme version 2.0 des Mystères de Paris d’Eugene Sue), Vernon Subutex est un roman noir électrique et inattendu qui embrasse de plein fouet son époque. Un dernier bilan d’avant l’apocalypse tour à tour désopilant, inquiétant, bouleversant (les deux dernières pages, sublimes). Impulsion punk, engagement social, ambition des thèmes, manière chorale en pleine maîtrise: à la différence de pas mal de ses personnages qui semblent avoir renoncé, Despentes a beau avoir calmé sa violence, elle fait la jubilatoire démonstration qu’on peut s’assagir sans perdre son âme. Même combat, auditoire élargi: extension du domaine de la lutte réussie.

  • VERNON SUBUTEX I DE VIRGINIE DESPENTES, ÉDITIONS GRASSET, 400 PAGES. ****

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