Schisme au paradis, par Anne-Marie Polome

Les 12 meilleurs candidats du concours de nouvelles sur le thème du Mur organisé par Le Vif et Focus ont été conviés à un atelier animé par Simon Johannin, lors de la dernière Foire du livre.

Ah tiens, Gus! Comment vas-tu? Jos serre la main rugueuse de son voisin. Appuyés sur la barrière, ils regardent les pâtures verdoyer, les vaches brouter, les blés et maïs pousser et le soleil couchant caresser les vergers.

Alors les amis, on profite de la belle journée! Stef, jeune fermier, s’amène, toujours aussi gaillard, et sa voix teintée d’échos gutturaux les réjouit tous. Les trois amis se racontent les événements de la journée en un délicieux sabir aux racines multiples. Aujourd’hui, comme chaque jour, ils ont vaincu de nombreux obstacles, pas toujours si absurdes, heureusement, que celui qui les vit tous trois, la saison dernière, faire ruisseler le lait crémeux de leurs vaches dans les labours finissants. Pendant plusieurs semaines, ils n’ont pas pu soutenir le regard perspicace de Blanchette, Roussette, Brunette, Zwarte et de leurs compagnes. Et oui, les temps sont durs pour les petits fermiers! Ce soir, ils vont mettre la dernière main à un magnifique projet commun qui n’attend qu’une chose: être mis en chantier. Tous les sous-produits de leurs exploitations vont se transformer en biogaz. C’en sera fini du mazout importé et du coût élevé de l’électricité. Les trois amis pensent même convertir le moteur de leurs tracteurs pour l’adapter au biogaz.

– Alors Jos, et cette « Journée de la biomasse »? Tu as appris quelque chose de neuf?

– Bien sûr! Savez-vous, par exemple, qu’à Lille, la flotte captive roule au biogaz? Leur matière première, ce sont les déchets verts et autres biodégradables déversés par les camions poubelles.

– La flotte captive? Là, tu m’intrigues. Qu’est-ce que tu entends par là? Des péniches qui ont jeté l’ancre?

– Mais non, les bus, voyons! Ils vont même chercher le biogaz à la décharge.

– De plus, le miscanthus x giganteus a la cote.

Stef éclate de rire.

– Tu parles latin, maintenant?

– Mais écoute! C’est le nom d’une plante miraculeuse: elle demande peu d’entretien et ses feuilles tombées lui servent d’engrais l’année suivante. On doit planter des rhizomes, car la plante est stérile. Les seuls problèmes sont le coût de ces rhizomes et … les lapins.

– Les lapins?

– Mais oui, ces petites bêtes poilues si bonnes, cuisinées avec des pruneaux.

Jos sourit dans sa moustache.

– Ils sont friands de jeunes pousses de miscanthus et peuvent ravager les nouvelles plantations en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. On peut les manger après, les lapins, mais tout le dur labeur de plantation est perdu.

Enfin, on doit être vigilant un an ou deux. Plus tard, pas de problème, ils se casseraient les incisives sur les tiges ligneuses qui peuvent atteindre quatre mètres de haut.

– Et on fait quoi avec le miscanthus? Du biogaz?

– Non: on broie les tiges avec de la paille et l’on transforme le tout en pellets de qualité.

– Des pellets?

Stef et Gus se regardent, interloqués.

– Les pellets sont des bâtonnets de combustible compacté. Ils peuvent être de la taille de la phalangette de votre petit doigt.

Jos agite le doigt de façon explicite.

– Ne fais pas le malin avec ton vocabulaire châtié! A quoi ça sert, ces pellets?

– On les brûle dans un poêle spécial, tiens! Arthur, le chaudronnier, savez-vous qu’il vient de se convertir en fabricant de poêles à pellets? Des « Tornades » comme il les appelle et il a le vent en poupe.

– Pourvu qu’il ne coule pas, s’esclaffe Stef.

Les trois amis ne peuvent s’empêcher de rire de bon coeur.

– Pour parler sérieusement, tu penses planter du miscanthus?

– Pas spécialement, on ne va pas courir deux lièvres à la fois.

– Pour commencer, qui va à Lille? Toi, Jos?

– C’est que j’ai pris un peu de retard! Vas-y, toi, Gus!

– Non, demain, je fais le marché.

– Et toi, Stef?

– Allez, va pour Lille!

Stef a d’ailleurs déjà visité une grosse ferme de Wavre et une entreprise de Leuze-en-Hainaut, actives dans le domaine, qui ont même eu les honneurs de la presse. Depuis plusieurs mois, Gus, Jos et Jef peaufinent leur projet. Chacun apporte une information précieuse au groupe. Il faut que tout soit bien pesé, calculé. Ils ont déterminé une parcelle à cheval sur leurs trois propriétés où ils vont placer le digesteur, sorte d’énorme chaudron fermé d’une toile plastifiée où des bactéries vont s’en donner à coeur joie. Le tracé des tuyauteries est aussi déterminé à l’unanimité.

Les bouses, fientes et autres lisiers si pénibles à transporter n’iront plus très loin, à quelques dizaines de mètres seulement. Ils rejoindront les déchets verts et les invendus du marché dans l’enclos réservé au digesteur et tout ce qui n’est pas transformé en gaz peut servir d’engrais: vive le digestat!

– Ce serait chouette, si on se retrouvait tous les trois à la une des journaux, ditJos.

– Arrête de rêver!

Cet été, ils ont innové et fait, tous les trois, appel à un service d’aide aux fermiers qui propose de soigner les bêtes pendant les périodes creuses.

Les trois familles au grand complet sont parties en Autriche, à Sankt Stefan im Rosental, plus précisément, un îlot de bâtisses dans un océan de verdure. Pas moins de dix fermiers y ont uni leurs efforts et le village est devenu autosuffisant en énergie. Quelles belles vacances! Chacun mêlant son don des langues à celui de l’autre, ils ont pu récolter bien des ficelles qu’ils pourront tisser avec celles qu’ils ont déjà. Cet été, ils passent à l’acte. L’entrepreneur est choisi, les bons de commandes envoyés. Allez les gars, serrons-nous la main. Les trois amis empilent leurs mains droites et s’exclament en choeur « Eendracht maakt macht! », cérémonial ésotérique mis au point par Stef.

Et puis, PATATRAS! Coup de tonnerre dans un ciel bleu, schisme au paradis! La politique s’en mêle et c’est… le désespoir. Les quotidiens annoncent à la une que le pays se scinde horizontalement. Quant aux journaux parlés, ils tournent en boucle, ressassant la même information jusqu’à plus soif. La raison invoquée est le maintien de la « pureté linguistique ». Tous sont consternés et ont l’impression de foncer droit dans le mur de l’absurde.

Pas de chance pour Jos: ses terres vont dépendre de deux gouvernements distincts. Plus d’espoir pour leur projet commun: des règlementations différentes le font voler en éclats. Toutes les réflexions, tout le travail se trouvent anéantis.

Stef est au nord, Gus au sud. Jos, au milieu, voit même la nouvelle frontière, un gros câble rouge au sol, traverser sa propriété.

Pour chaque famille, c’est le drame: aucun des trois fermiers n’a les reins assez solides pour porter seul ce projet ambitieux. Ils ne sont, après tout, que de petits exploitants agricoles. Ils glissent dans la déprime, ce qui, vu leur métier, est rarissime tant ils sont drillés au « saut d’obstacles ».

Le temps passe. Jos n’en peut plus. Il vit un cauchemar éveillé: la nouvelle frontière traverse son pâturage. Il regarde, les larmes aux yeux ses vaches qui ne peuvent plus s’appeler de la même façon au nord et au sud. Il en sait quelque chose ! Alors qu’un jour, il les hélait pour la traite, deux inspecteurs passaient justement sur le chemin. Entendant une sonorité interdite, ils se sont précipités à l’attaque, Bic en avant. Jos a écopé d’une amende salée. A la moindre récidive, il perd une vache!

Sa santé mentale vacille. Il transforme un champ fertile en terrain d’immondices. La nuit, on le voit transporter, dans une brouette, ses lisiers du côté le plus favorable du point de vue décrets. Il pue la détresse.

Il a juste gardé un pâturage et deux beaux champs, pour la paille précise-t-il. Partout ailleurs, il a planté du miscanthus, et l’on voit frémir au vent un océan de tiges feuillues, semblables à des bambous et longues certainement de quatre mètres.

Désormais, sa famille se chauffe aux pellets, la seule nouveauté qu’il a sauvée du naufrage. A tour de rôle, lui, sa femme et ses enfants sont responsables du chauffage et du transport journalier de sacs à pellets. Dire qu’il n’y a pas de grogne de temps à autre serait mentir.

Il a la hantise de se tromper de langue au passage des inspecteurs. Ses copains Stef et Gus essaient de le rassurer. Eux-mêmes n’en mènent pas large. Ils n’osent plus se parler qu’aux nuits sans lune, quand cessent les inspections. A les voir discuter en triangle, un nyctalope croirait qu’ils sont en train de célébrer une messe noire.

Bientôt se pose à Jos le problème du vétérinaire! Que faire quand une vache est malade ou sur le point de mettre bas? Il ne va pas encore casquer! Il fera appel au vétérinaire le moins cher du moment. Oui, mais, ils réclament une taxe quand ils soignent au nord alors qu’ils viennent du sud et réciproquement. Une idée géniale germe alors dans l’esprit fiévreux de Jos: une étable sur rails! Il construira cela tout seul. On voit alors débarquer, dans la cour, des rails, des traverses, des boulons, de la caillasse, des tas de planches, des clous et de la peinture. Jos se met à l’oeuvre. Il n’ose plus chanter en travaillant, comme il en avait l’habitude: même les lalalas peuvent prendre des accents différents! Aux nuits sans lune, Stef, Gus et leurs familles l’aident.

Les vaches en perdent le nord: leur étable déménage sans cesse. Il suffit de la pousser. Pourvu que ça roule encore quand il neigera ou après la chute des feuilles, des situations qui bloquent trop souvent des trains plus évolués. Les vaches ne rejoignent plus Jos pour la traite: il ne peut plus les appeler! Elles ne sont plus menées que par la force de l’habitude.

Pris de frénésie, Jos se met à apprendre le langage des signes qu’il croit universel.

On le voit, dès lors, agiter gracieusement doigts et mains au tout venant, hommes et bêtes. L’ennui, c’est que personne d’autre que lui ne maîtrise si bien ce langage. Les vaches n’y comprennent goutte et, quand elles broutent vers le nord, l’est ou l’ouest, elles ne le voient même pas s’il est au sud. Il passe de longues heures, diurnes et nocturnes, à ruminer de sombres pensées quand, soudain une de ses nuits s’illumine. Une idée brillante jaillit. Il se souvient avoir appris le sémaphore quand il était scout. Il se lance alors dans une entreprise que certains, peu au courant des faits, pourraient trouver démente. Il lève de grands mâts armés de bras aux quatre points cardinaux de sa pâture. C’est sur le fonctionnement à distance de ces bras qu’il fait plancher sa progéniture. Quand tout est fonctionnel, il faut enseigner le sémaphore aux bestiaux. Les veaux sont les plus réceptifs. Ils n’ont pas acquis les réflexes des aînés et sont plus souples intellectuellement.

Jos n’en revient pas. Lui qui rêvait d’être à la une des journaux en compagnie de ses deux amis lit, ce jour, au chapitre faits-divers de deux journaux aux racines distinctes: « Un fermier perd le Nord! » « Jos Bloemfleur, agriculteur bi-frontalier, déménage son étable montée sur rails au gré des décrets et primes régionales, et il parle en sémaphore à ses animaux… »

Ce n’est pas le Nord qu’il perd, mais sa santé qui s’enfuit. Lui, le roc sur lequel bactéries et virus se fracassaient, se fend d’un seul coup. Il attrape la grippe et le voilà au lit, brûlant de fièvre. Des jours entiers le voient gémir et se battre contre l’invisible. Il n’entend plus que son coeur qu’il prend pour un régiment de cavalerie au grand galop. Son épouse le soigne avec tendresse. Ses sourires masquent une détresse que laisse filtrer ses yeux rougis. La convalescence se dessine peu à peu et, chose étrange, les journées baignent dans la musique. Du matin au soir, son épouse lui passe tout le répertoire classique, pour le cultiver dit-elle. Elle ferme nuit et jours fenêtres et rideaux. Allez savoir pourquoi! Enfin, vient le jour des premiers pas dehors, des pas encore mal assurés: ses yeux accusent un retard de santé. Il est seul, n’a pas attendu le retour de son épouse. Il avance, retrouvant son bonheur d’avant à la vue des jeunes pousses vigoureuses. Soudain, il tombe foudroyé. Une énorme bosse lui déforme le front. Pendant sa maladie, la bêtise du moment a dressé un énorme mur sur la frontière linguistique et, pour ne pas défigurer le paysage, il est en plexiglas antireflet incolore et transparent!

(1) Les dialogues essentiels sont traduits en français.

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