Queen P: Sylvie Durastanti s’approprie L’Odyssée

Dans un premier roman étincelant, Sylvie Durastanti s’approprie L’Odyssée. Pendant qu’Ulysse, absent, lutte possiblement contre tous les dangers, Sans plus attendre suit son épouse, Pénélope, dans son « attente » héroïque.

« Homère aurait campé une figure féminine caricaturale, qui « fait tapisserie », se contentant de se taire, pleurer et dormir? » La phrase est de Sylvie Durastanti. Pour son tout premier roman, la traductrice a choisi de s’intéresser de plus près au cas de la légendaire Pénélope. Dont acte: Sans plus attendre revisite L’Odyssée mais en se focalisant sur l’épouse de l’illustre Ulysse. « Sans plus attendre doit beaucoup à un livre lu il y a longtemps, et jamais relu depuis. » Il s’agit de La Prisonnière des Sargasses. Là aussi une relecture: « Jean Rhys l’a créé en exploitant les creux de Jane Eyre, et en renversant la perspective de Charlotte Brontë pour éclairer la folie de la première femme de M. Rochester. Et rétrospectivement, je m’aperçois qu’à mon insu (sans quoi je n’aurais pas pu le faire), mon livre développe des variations autour du chant d’amour adressé à l’absent par Pénélope dans Le Retour d’Ulysse dans sa patrie l’opéra de Monteverdi (un opéra) », nous explique Sylvie Durastanti lorsqu’on lui demande quelles ont été ses influences.

L’histoire est connue de tous, et les noms ont beau avoir été tronqués, on ne doute pas un seul instant: on est bien sur l’île grecque d’Ithaque. Le livre débute alors que cela fait presque 20 ans qu’Ulysse erre on ne sait où, par-delà les mers, enrôlé dans quelque guerre, survivant à mille dangers. En l’absence du maître, quelques impudents, persuadés qu’Ulysse ne reviendra jamais, jouent les pique-assiette et s’octroient le droit d’épouser la maîtresse des lieux. La pauvre Pénélope est cernée dans sa propre demeure. Aussi, sur Ithaque comme dans la chanson, le temps dure longtemps… Presque silencieuse depuis le départ d’Ulysse et l’arrivée des « intrus », elle converse dans ses pensées avec son mari absent: « Tous me croient condamnée à attendre. Et ils se trompent lourdement. Je n’y suis pas condamnée. À ton départ j’ai choisi d’attendre. Je le choisis encore, jour après jour. » Elle peut aussi compter sur le soutien d’Eri, sa servante, et Télem, son fils. Oui, cette fois, nuls cyclope, sirènes enjôleuses ou dieux en colère… Le récit est un va-et-vient entre le point de vue de Pénélope, « la maîtresse », et celui d’Eri.

Dans une douce montée en puissance, Pénélope va, elle aussi, atteindre le statut d’héroïne. « Silencieuse et opaque, Pénélope doit elle aussi survivre en l’absence d’Ulysse, et déploie toute une stratégie subtile, méconnue par l’approche savante qui ne voit en elle que la femme d’une ruse« , nous précise l’autrice. Ladite ruse est bien connue: Pénélope tisse cette fameuse tapisserie qu’elle défait et recommence chaque soir en secret -elle a promis d’accepter de se remarier dès que celle-ci serait terminée.

Queen P: Sylvie Durastanti s'approprie L'Odyssée

Se déprendre

Mais sous la prose de Sylvie Durastanti, d’une poésie saisissante, ce qui promettait de s’avérer fastidieux apparaît passionnant: prisonnière de cette île paradisiaque devenue infernale sous le joug latent de ces rustres, en prise à des rêves persistants qu’elle ne sait comment interpréter, à ses inquiétudes quant au retour éventuel du grand absent et au comportement de Télem sur le point de devenir un homme, la maîtresse des lieux va se révéler, à elle-même comme aux autres, et rivaliser haut la main avec son « homme aux mille ruses » comme on le nomme souvent. « Tous croiront qu’elle était simplement une femme qui avait attendu, en pleurant et en dormant. Mais qui comprendra qu’elle est venue à bout du temps?« , affirmera Eri.

Épaté, on lance l’autrice sur le cliché selon lequel un traducteur serait déjà un écrivain. Elle corrige: « En France, les éditeurs prétendent que traduire, c’est écrire, car cela leur coûte moins que de payer correctement ce travail. J’ai beaucoup traduit, et selon moi, un traducteur n’est pas un écrivain. Passer de la traduction à l’écriture implique un saut dans le vide: il faut d’abord renoncer aux astuces techniques sur lesquelles se fonde une longue pratique professionnelle; et ensuite, s’aventurer sans garde-fou vers l’inconnu qui n’a jamais été formulé, tout juste entrevu à travers des oeuvres étrangères où l’on croyait l’approcher. On peut s’éprendre totalement de Diderot, de Proust, de Beckett, mais sans se déprendre de leur influence, impossible d’écrire. » Après avoir longtemps traduit pour l’édition (Virginia Woolf, William S. Burroughs ou encore Hunter S. Thompson), et écrit des scénarios pour Jean Eustache (certains seront publiés en avril, toujours aux éditions Tristram), Sylvie Durastanti est aujourd’hui exclusivement traductrice de spectacles vivants. Ses travaux ont d’ailleurs été récompensés l’an passé par le prix Étienne Dolet, décerné par la Sorbonne.

Mais quid de notre récit mythologique? Quelques tremblements de terre aux relents apocalyptiques secouent l’île et les certitudes de Pénélope pour l’annoncer: ce n’est ni un scoop ni un divulgâchis, et comme dans l’oeuvre originelle ou même le dessin animé des années 80, Ulysse revient. Alors, comme dans le dernier Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood -on s’autorise l’aventureuse comparaison pop-, la même attente fiévreuse s’empare du lecteur, à la fois impatient et anxieux de voir s’accomplir « l’événement » qu’il a pourtant déjà lu ou entendu cent fois… Les dernières pages, d’une violence… tarantinesque, assurent un final étourdissant. On en sort claudiquant, empli de doutes quant au roi d’Ithaque, à ses prétendus exploits…

« L’issue de Sans plus attendre est indécidable (…) Ce n’est ni à l’auteur, ni aux personnages, mais au lecteur d’en juger. »

Sans plus attendre, de Sylvie Durastanti, éditions Tristram, 224 pages. ****

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