Prix Pulitzer: Colson Whitehead entre dans l’Histoire

Pour Colson Whitehead, si l'esclavage n'a plus cours aujourd'hui aux Etats-Unis, cette nation n'en reste pas moins "fondamentalement raciste". © Renaud Callebaut
François Perrin Journaliste

Colson Whitehead est entré dans l’Histoire en remportant pour la seconde fois le Prix Pulitzer pour Nickel Boys, qui paraît à la rentrée. Il devient ainsi le troisième écrivain américain doublement couronné, après William Faulkner et John Updike.

À l’occasion du second Pulitzer de Colson Whitehead, nous republions cet entretien qu’il nous accordait alors qu’il était récompensé pour la première fois.

Article initalement paru dans Le Vif/L’Express du 6 septembre 2017.

Histoire souterraine

AvecUnderground Railroad, Colson Whitehead propose une plongée terrifiante dans l’histoire récente de l’esclavage aux Etats-Unis. Un roman phare de cette rentrée, sacré prix Pulitzer.

Après cinq romans publiés depuis le début du siècle, le très New-Yorkais Colson Whitehead a électrisé la critique outre-Atlantique avec un conte cauchemardesque, retraçant la fuite oppressante, au XIXe siècle, d’une femme née esclave soumise au dieu coton. Cora, va traverser de nombreux Etats de la côte Est des Etats-Unis au moyen d’un chemin de fer clandestin, matérialisation imaginaire de la filière organisée à l’époque pour favoriser l’exfiltration des esclaves vers des terres plus progressistes. Aidée par quelques acolytes jouant eux aussi leur vie dans cette équipée, elle sera suivie à la trace par l’infâme Ridgeway, chasseur sans foi ni loi. Un roman lumineux retraçant, sous l’angle de la fantaisie sombre, l’histoire longue du racisme et de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Vous êtes né en 1969, soit l’année du festival de Woodstock, de la mort de Jack Kerouac, du premier pas d’un homme sur la Lune et de l’arrestation d’un paquet de Black Panthers. Lequel de ces événements a eu la plus grande influence sur votre existence?

Tout ce que je sais, c’est que dans la mesure où mon identité s’est forgée en opposition frontale aux baby-boomers, je me dois d’exclure Woodstock d’entrée de jeu. Pour le reste, tout me convient.

Pourquoi un tel laps de temps entre Underground Railroad, et votre précédent roman, Zone 1?

Pendant cette pause de cinq années, interrompue pourtant par la rédaction d’un texte de non-fiction sur les World Series of Poker (NDLR: The Noble Hustle: Poker, Beef Jerky & Death, 2014, non traduit), les thèmes clés de Underground Railroad m’ont trotté dans la tête. Tout d’abord les faits historiques, avérés, en lien avec l’esclavage aux Etats-Unis au xixe siècle. Mais aussi des éléments anachroniques, que je me suis autorisé à intégrer au récit après avoir pris la décision de matérialiser de manière littérale ce chemin de fer clandestin, destiné à aider les esclaves à s’enfuir des plantations. Puisque des éléments de fiction étaient introduits, autant s’autoriser à malmener la chronologie pour aborder des thématiques plus tardives, comme la stérilisation forcée, les délires du mouvement eugéniste dans l’Allemagne nazie, voire l’étude de Tuskegee sur la syphilis (NDLR: ancrée en réalité au xxe siècle). C’est ce qui m’a permis de mettre un point final à ce roman, que je portais en moi depuis 2000.

Comment est née, cette idée d’imaginer la matérialisation du chemin de fer clandestin?

Parce que comme de nombreux enfants, j’ai longtemps cru que cet Underground Railroad dont j’entendais parler avait consisté en une sorte de métro, plutôt qu’en une filière informelle de routes clandestines entretenues par des individus divers opposés à l’esclavagisme. Une illusion puérile, mais nécessaire pour aborder de front des questions aussi importantes que la question raciale. Ensuite, sur le plan narratif, cela autorise pas mal de choses: pour Cora, le personnage principal, il devient possible de visiter les différents Etats de la côte Est à l’époque, comme autant de gares ou de « séquences » indépendantes, avec pour chacun une manière bien particulière de gérer cette problématique. L’histoire est « rebootée » toutes les soixante pages, elle évolue en fonction de ces diverses étapes, à la manière d’un Voyage de Gulliver consacré à dénoncer les différentes manières d’exploiter le peuple noir. Les esclavagistes à cette époque étaient partagés entre leur souhait de perpétuer un système où ils pouvaient s’enrichir en considérant certains individus « choisis » comme de simples objets, et la difficulté croissante de maintenir le système en l’état. D’où les expérimentations diverses que j’aborde, qu’elles soient réelles ou imaginaires.

Avec des constantes, comme le refus d’autoriser l’éducation des esclaves…

Dans la plupart des Etats, à l’époque, il était en effet illégal d’alphabétiser les Noirs. Les autoriser à s’approprier les mots, c’était les autoriser à accéder aux livres, aux idées, à découvrir une réalité, des réflexions qui sortaient des frontières de la plantation. Une évolution culturelle qui ne pouvait être tolérée par ce système de répression et d’instrumentalisation de l’humain. Maintenir les gens sous contrôle passe bien sûr par les exécutions, la torture, la terreur, l’humiliation quotidienne, mais aussi par le fait de leur nier le droit à l’éducation: un esclave ne doit pas se rêver autrement qu’en marchandise insignifiante.

La question du métissage apparaît à la fin du livre, avec des personnages marquants qui en sont le fruit. Une manière d’introduire une forme de respiration dans l’oppression?

Sans doute, mais il ne faut pas oublier que les mariages mixtes, à l’époque, étaient la plupart du temps proscrits. Le grand-père de ma mère était Noir, et a épousé une Blanche venue d’Allemagne; cette dernière n’avait pas le droit, dans la Virginie des années 1890, de quitter la propriété, sous peine d’être poursuivie. Ce n’était pas il y a si longtemps…

Peut-on interpréter ce roman comme une succession de cauchemars, entre exploitation de l’homme par l’homme et paysages maudits?

Des gens ont fait référence à son sujet à des livres comme La Divine Comédie de Dante, ou à une forme d’Alice au pays des merveilles macabre. Il y a pourtant une grande différence, ici: mes personnages ne cherchent aucunement à rejoindre leur foyer, à retrouver le confort d’un univers connu. Dans Underground Railroad, Cora – dont la grand-mère était déjà esclave – et ceux qui fuient la plantation abandonnent l’enfer de leur quotidien pour plonger dans l’inconnu. Ils ne savent pas ce qu’ils sont susceptibles de trouver au bout du chemin, car même le concept de liberté leur est étranger. Dans ces conditions, le monde entier reste effrayant.

Le chasseur d’esclaves, Ridgeway, flanqué d’Homer, nain noir et âme damnée: un terrible duo qui maintient en permanence la tension…

La relation entre Homer – à mes yeux le personnage le plus intrigant du roman – et son ancien « maître » est très complexe. J’ai tenté à travers ce duo aussi burlesque que sinistre de montrer ce que les relations entre maîtres et esclaves ont parfois eu de très compliqué, autour d’une forme d’attachement mutuel intense malgré la violence permanente à la base même de l’interaction.

Aujourd’hui, tout a bien changé, outre-Atlantique, n’est-ce pas?

Bien sûr, il y a désormais des Noirs riches et des Noirs pauvres, répartis sur tout le territoire, et l’esclavage en tant que tel n’existe plus. Mais cette nation est toujours fondamentalement raciste. La dernière élection présidentielle l’a d’ailleurs prouvé: Donald Trump, comme d’autres avant lui, a d’une certaine manière libéré la parole des extrémistes, mais aussi autorisé la prolifération d’un racisme « ordinaire ».

Vos précédents romans étaient plus directement implantés dans la période contemporaine. Pourquoi ce revirement?

Mes précédents romans accordaient aussi une large place aux villes, aux ambiances urbaines; ici, hormis deux pages à New York, l’intégralité de l’action se déroule entre les plantations, la campagne profonde et quelques villages ou cités en développement. Je ne saurais pas comment l’expliquer: c’est quand on travaille sur un projet plutôt que sur un autre que certaines choses se manifestent. Et il est illusoire d’espérer tout comprendre de son propre processus de création. Pour autant, je ne dirais pas qu’Underground Railroad marque un tournant dans mon travail; il en demeure un prolongement.

En évoquant ces citoyens blancs acceptant de restreindre leur espace de liberté pour garantir une sécurité qu’ils estiment mise à mal par la rapide croissance de la population noire, vous abordez une question contemporaine, non?

Si, bien sûr. Les précautions prises aujourd’hui au regard des menaces terroristes nécessitent de rester très vigilants quant aux atteintes aux libertés individuelles. Il existe une tension permanente entre sécurité et liberté, particulièrement vive dès lors que la situation intérieure ou géopolitique n’incite aucunement à la sérénité.

Ce sixième roman a reçu un accueil enthousiaste dans votre pays: prix Pulitzer, National Book Award, et même les éloges d’Obama. Comment avez-vous vécu cette consécration?

J’ai toujours essayé de faire au mieux, bien sûr, mais auparavant, certains saisissaient ce qui sous-tendait mon travail et d’autres pas du tout. Là, mon audience est passée à une tout autre échelle, et avec elle mon sentiment d’être mieux compris, ce qui ne peut que me réjouir. Parallèlement, avec ces nombreuses traductions, j’ai dû et devrai encore beaucoup voyager à travers le monde.

Sur quoi travaillez-vous désormais?

Underground Railroad est paru aux Etats-Unis en août 2016, et doit être adapté au cinéma par le réalisateur Barry Jenkins (Moonlight, 2016). Mon nouveau roman se déroulera quant à lui dans le Harlem des années 1960, il sera sans doute plus court, et dénué d’éléments fantastiques.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content