Norilsk’s Burning: en Sibérie avec Caryl Férey

Caryl Férey, le maître du polar inscrit dans une géographie sociale et économique des plus rudes. © MAXPPP/belga image
Philippe Manche Journaliste

C’est dans la ville de Sibérie la plus au nord et la plus polluée au monde, Norilsk, que Caryl Férey (Mapuche, Paz…) situe l’action de son nouveau thriller, le lyrique Lëd. L’auteur y dénonce la Russie des oligarques de Poutine, mais pas que.

Ce n’est pas prendre un très grand risque que de poser d’entrée de jeu qu’il y aura un avant et un après Lëd dans la bibliographie du petit frangin de Joe Strummer dont l’adolescence a été marquée au fer rouge par la sortie de Sandinista! des Clash. Né dans le Calvados il y a 53 ans, Caryl Férey, l’enfant du punk, transforme virtuellement la Fender Telecaster de Uncle Joe pour une machine à écrire et signe depuis une bonne vingtaine d’années des thrillers aussi électriques, fiévreux et engagés que le répertoire du légendaire groupe anglais.

Écrivain et grand voyageur, Caryl Férey est aussi journaliste dans l’âme. Pas question d’écrire sur la Nouvelle-Zélande (sa saga maorie Haka/ Utu), l’Afrique du Sud (Zulu, adapté au cinéma par Jérôme Salle avec Forest Whitaker et Orlando Bloom en 2013, NDLR), l’Argentine (Mapuche), le Chili (Condor) ou la Colombie (Paz) sans y avoir séjourné plusieurs semaines en mode Hunter S. Thompson. Avec, à chaque fois, une intrigue qui fait écho à l’Histoire tourmentée, violente et chaotique de ces pays rongés par des plaies béantes et profondes.

Terre de tous les extrêmes

Si Norilsk marque une fracture -toute relative parce que le propos reste mordant-, c’est dans la forme d’un auteur qui a toujours pris un malin plaisir à tuer ses protagonistes des suites de montées de violences inouïes et chez qui on ose donc à peine s’attacher à un personnage. Point ou peu de morts dans Lëd. « Je pense que la douceur du livre vient de la tendresse que j’ai pour les gens que j’ai rencontrés à Norilsk quand j’y suis allé pour mon récit de voyage (Norilsk, aux éditions Paulsen en 2017, NDLR), raconte l’intéressé. Ce sont des gens qui aiment la vie, les bistrots, rigoler. Ce n’est pas la violence d’un pays comme la Colombie. La violence se trouve dans la surveillance poutinienne qui ne laisse pas de place pour les sentiments. »

Bâtie sur un ancien goulag jusqu’aux quelques mois qui ont suivi la mort de Staline, le 5 mars 1953, Norilsk est la terre de tous les extrêmes. Les températures peuvent descendre jusqu’à moins 60 degrés avec des hivers qui s’étirent sur neuf mois et 60 jours d’obscurité totale en guise de cerise sur le gâteau. C’est aussi la ville -fermée par les autorités- la plus septentrionale au monde. Le conglomérat Norilsk Nickel, aux mains des oligarques, premier producteur de nickel et de palladium au monde, en fait l’un des endroits les plus pollués de la planète. Et des plus polluants aussi, à en juger par les 20 000 tonnes d’hydrocarbures déversées dans le sol et dans la rivière Ambarnaïa le 29 mai 2020. « Tout pète comme dans mon livre. C’est un clin d’oeil du destin et cette première marée noire en Arctique n’est que le début de la pollution là-bas« , prophétise un Caryl Férey qui s’est senti comme un « poisson dans l’eau » lors de son séjour de neuf jours à Norilsk.

Norilsk's Burning: en Sibérie avec Caryl Férey

« C’est l’Histoire soviétique dans tout ce qu’elle a de terrible, où victimes et bourreaux se côtoient et vivent ensemble avec, toutefois, un afflux de Caucasiens parce que les mines manquaient de main-d’oeuvre dans les années 90. Ce n’est même pas de la résilience que j’ai vue là-bas mais de la résistance. Le Russe offre sa poitrine aux balles, comme face aux nazis parce que Russe, c’est rock’n’roll. Et si je me suis lancé dans Lëd (« glace », en russe, NDLR), c’est parce que les gens rencontrés sur place me manquent et que le meilleur moyen pour pallier le manque, c’est d’écrire sur eux. D’un manière romanesque, certes, mais j’allais être avec eux. Quand ils ont appris mon projet, mes potes m’ont bombardé d’infos, de photos, de vidéos, sur Poutine, sur l’Église, sur leur vie. »

La Belle et la Bête

Un matériau de premier choix pour un auteur inspiré qui a peuplé son roman de personnages forts et attachants, comme ce couple homosexuel dont l’un travaille à la mine, cette gamine fan de Bowie prétexte à l’écrivain pour glisser des traductions de chansons comme Beauty and the Beast, ce flic obstiné face à la corruption institutionnalisée ou cette militante écolo. On y trouve aussi une horde de fascistes nostalgiques et un fixeur pas net qui arnaque les éleveurs de rennes. Le tout dans un paysage apocalyptique et désolé sous un ciel bleu pétrole avec pour la première fois, un happy end.

Caryl Férey y dénonce aussi l’homophobie. « C’est clairement un acte politique, martèle l’écrivain. Qu’on leur foute la paix. En Russie, c’est une catastrophe mais pas que là-bas. Le copain homo de ma fille se fait régulièrement savater dans le centre de Paris. Et puis, c’est aussi le contraste romanesque de glisser un personnage gay dans une ville aussi machiste. La seule chose qui m’angoisse par rapport à la sortie du livre, que quelqu’un va traduire en russe pour mes potes là-bas, c’est qu’ils sont hyper homophobes. Et je sais que ça va être compliqué parce que le pote dont je me suis inspiré va être reconnu. C’est uniquement pour ça qu’à la fin de l’ouvrage, j’insiste sur le fait de n’avoir rencontré aucun gay à Norilsk. » Soit tous les ingrédients d’un grand roman de rentrée: personnel, engagé, universel et contemporain.

Lëd, de Caryl Ferey, éditions Les Arènes/ Équinoxe, 524 pages. ****

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content