Mariana Enríquez: le noir lui va si bien

Mariana Enríquez: “Les temps dans lesquels nous vivons sont pétris d’incertitude même dans les plus petits détails -la position la plus honnête que je puisse tenir est de dire “tout comme vous, je ne sais pas”.” © nora lezano
Anne-Lise Remacle Journaliste

Après le vertigineux Notre part de nuit, Mariana Enríquez revient avec Les Dangers de fumer au lit, parade macabre de douze nouvelles dans une Argentine à double-fond.

Née en 1973 à Buenos Aires, biberonnée à Stephen King et Twin Peaks aussi bien qu’à Jane Eyre et aux concerts punk, Mariana Enríquez a tracé sa voie torse dans un pays qui côtoie toujours les fantômes de la dictature (1976-1983). Elle a choisi de laisser libre cours à ses obsessions, en écho à son terreau pop et à son territoire. Entrée en littérature en 1995, avec Baja es lo peor (relecture de My Own Private Idaho et Interview with a Vampire, pas encore traduit), elle est aussi rédactrice en chef adjointe de Radar, supplément culturel du quotidien Página/12. Dans Notre part de nuit, roman multiprimé, elle collisionne les forces obscures d’une société secrète aux mythes païens souvent gore de la région du nord-est. Dans ses recueils (Ce que nous avons perdu dans le feu en 2017, et Les Dangers de fumer au lit, finaliste du Booker Prize) s’entortillent avec brio fracture sociétale, codes gothiques, attraction pour les anatomies défaillantes, apparitions et disparitions dérangeantes, familles dysfonctionnelles au point d’être maudites et adolescentes ensauvagées. Lors de son passage à Bruxelles, l’occasion était rêvée de comprendre comment elle pousse le volume du réel dans le rouge.

Vos nouvelles nous confrontent à un territoire politique chargé et à une fracture sociétale suintante, mais on sent que vous ne cherchez pas à en faire des textes “à message”, que ces éléments sont là pour servir le genre horrifique. Comment trouvez-vous le juste équilibre?

Dans la nouvelle Le Caddie, il y a des détails qui nous bousculent et j’ai expressément laissé une fin ambiguë: le lecteur n’est pas certain – et moi non plus, d’ailleurs- de ce qui est cuisiné. Pour contrebalancer, j’utilise de l’humour -c’est aussi comme ça qu’on surmonte les pires moments de notre vie, comme l’hilarité irrépressible aux enterrements. Horreur et rire sont liés, dans leur côté extrême. Je ne tiens pas à dicter au lecteur ce qu’il doit penser: je montre les choses telles qu’elles sont. Les temps dans lesquels nous vivons sont pétris d’incertitude même dans les plus petits détails -la position la plus honnête que je puisse tenir est de dire “tout comme vous, je ne sais pas”.

© National

Dans le roman Notre part de nuit, les amis adolescents de Gaspar (un des personnages principaux) sont scotchés par les images d’Omayra Sánchez, cette jeune Colombienne morte pratiquement en direct suite à l’éruption d’un volcan. Qu’est-ce qui explique selon vous notre besoin de terreur?

Nous avons besoin d’émotions extrêmement fortes et d’adrénaline dans un espace sûr, celui de la fiction. Si cette chose horrible est écrite dans un livre, ou que vous la voyez dans un film -même documentaire-, elle ne vous arrive pas à vous. Nous n’avons pas un puits indéfini d’empathie. Nous serons émus par ce qui est terrifiant, mais ensuite, nous reprendrons le cours de nos vies. Nous avons sans doute besoin de ces moments -quel que soit le médium- pour nous secouer, j’imagine…

Ces moments agissent-ils comme une confrontation inévitable?

C’est une sorte de préparation que nous nous racontons les uns aux autres, en tant qu’humanité. Traditionnellement, les histoires horrifiques et les mythes ont servi d’interventions: “Ne te promène pas dans le noir, il y a des monstres!Nous avons toujours besoin de ces mises en garde ancestrales: elles nous confrontent à une réalité indéniable: nous allons tous mourir un jour. Je me souviens très bien de ces images d’Omayra. Dans les années 80 en Argentine, nous étions en pleine post-dictature et tout ce qui avait été dissimulé sous le régime était excavé. C’était dans l’air du temps de montrer l’atrocité, sans précaution aucune. Les procès pour exactions étaient diffusés à la radio. Voir cette gamine lutter contre la mort en direct, entendre les gens débattre sur combien de temps il lui restait, ça faisait partie de mon ordinaire d’enfant. Aujourd’hui, je me rends compte de l’exploitation qui été faite de ce moment qui relève de l’intime et que nous n’aurions jamais dû voir. Dans le roman, je cite cet exemple pour montrer à quel point l’horreur était permanente et frontale.

Dans la nouvelle Viande, des jeunes filles sont tellement fascinées par une star de rock à l’éthique discutable qu’elles commettent le pire. On pense aux membres de la Manson Family. Qu’est-ce qui vous intéresse dans les fandoms et les adolescentes?

Les figures de fiancées ou adulatrices de serial killers -comme celles de Richard Ramirez– me questionnent terriblement. Si je devais faire une série, ce serait elles que j’aurais envie de questionner parce que ça dépasse tout sens commun. Concernant les fans de musique, j’en ai été une moi aussi-et je le suis encore de certains figures, comme Nick Cave, depuis mes 13 ans- et je ne souhaite pas m’en moquer, n’y voir que des créatures qui crient comme si elles n’étaient pas humaines. Ce que j’ai commencé à remarquer et que j’ai beaucoup distillé dans mes textes, c’est cet état qui survient chez les jeunes femmes -leur fanatisme quasiment religieux (ou païen) qui peut être très brutal. On peut faire un parallèle avec le mythe des Bacchantes.

Être fan, cela reviendrait à exprimer pour la première fois un désir?

Je trouve qu’il y a un aspect créatif dans le fait d’être fan et ça procède d’un vrai choix. C’est davantage que du désir: c’est un vrai rituel de passage, une quête d’identité… Et puis, normalement, ça passe (rires)! L’adolescence est un âge de métamorphoses dérangeantes, avec les règles, le fait de se sentir moche -c’est un terrain rêvé pour travailler le genre du body horror. Je suis curieuse de l’anatomie depuis l’enfance, quand je consultais les planches dans les livres de ma mère.

Les Dangers de fumer au lit, de Mariana Enríquez, Éditions du Sous-Sol, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, 240 pages.

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