L’honneur retrouvé de Jeff Koons

Dirty Jeff on top, Made in Heaven, Jeff Koons, 1991. © ANDER GILLENEA/belgaimage
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Figure méprisée de l’art contemporain, Jeff Koons s’est trouvé un sauveur en la personne du philosophe Laurent de Sutter qui, dans son dernier ouvrage, invite à poser un regard intelligent sur une oeuvre imprégnée de son époque. Entretien.

En 1991, près d’un an après les avoir montrées lors de la Biennale de Venise, Jeff Koons expose 26 pièces sulfureuses à la galerie Sonnabend de New York. Le résultat est immédiat: la critique le voue aux gémonies. Il est désormais un « pauvre publicitaire opportuniste »… quand il n’est pas taxé de « pornographe » par les conservateurs catholiques. Ces étiquettes vont lui coller à la peau. A tel point qu’aujourd’hui, on a coutume de balayer le travail du plasticien américain d’un revers de la main. Laurent de Sutter réexamine le dossier Koons à la faveur d’un ouvrage brillant et nourri, Pornographie du contemporain (1), qui multiplie les détours (Le Bernin, Walter Benjamin, Marcel Duchamp, Charles Baudelaire…).

Bon nombre d’auteurs et de critiques considèrent que l’oeuvre de Koons condense tous les travers d’une scène artistique « sans foi ni loi » qui relève de l’industrie de l’hyperluxe, d’un mercantilisme éhonté. Vous ne semblez pas partager cette opinion…

En effet. Je pense que ce genre de réaction, devenue systématique au moins depuis la fin des années 1980, est le signe d’un magnifique auto-aveuglement. En voulant à tout prix distinguer ce qui serait un art pur de sa version vendue, on ne fait rien d’autre qu’oublier que l’art a toujours été du commerce. Or, la question n’a jamais été celle du luxe, mais de ce que celui-ci rend possible. Les réactions provoquées par l’oeuvre de Koons sont donc, à mes yeux, autant de manières de refuser que celle-ci puisse rendre possible quoi que ce soit. Je trouve ça d’une tristesse abyssale.

Pourquoi Jeff Koons suscite-t-il un tel consensus contre lui?

Il y a d’abord un facteur sociologique: Koons a eu du succès. Et il fait partie des articles de foi du monde de l’art depuis l’époque romantique qu’un artiste doive être un paria. De ce point de vue, le succès ne peut être que le témoignage d’une perversion, même si, comme dans le cas de Koons, il s’agit d’un succès relatif. Après tout, il a déjà fait faillite deux fois, et vient de licencier à nouveau une grande partie de ses employés. Mais il y a surtout un facteur esthétique: l’oeuvre de Koons constitue un défi pour les critères du goût qui, quoi qu’on en dise, continuent à gouverner le fonctionnement du monde de l’art.

Laurent de Sutter, à la rescousse de Jeff Koons.
Laurent de Sutter, à la rescousse de Jeff Koons.© Hannah Assouline/belgaimage

Pour étayer l’argumentaire de votre livre, vous partez de Made in Heaven, une série de grandes peintures, photographies et sculptures datant de 1989. Quelles en sont les spécificités?

Made in Heaven incarne de manière exemplaire le problème Koons. C’est aussi l’oeuvre qui a marqué le retournement de la critique contre lui. Jusqu’au moment de la présentation de cette installation à la Biennale de Venise de 1990, il était plutôt bien considéré. Mais lorsque les critiques, surtout américains, ont découvert les peintures pornographiques de Made in Heaven, ils se sont déchaînés. Ils n’ont pas supporté ce qu’ils considéraient comme le « kitsch » de cette oeuvre. Kitsch renforcé par le fait qu’elle mettait en scène l’artiste lui-même, forniquant avec une starlette du cinéma porno, La Cicciolina, qui devint plus tard sa femme.

La substance de votre propos est de dire que Made in Heaven est à notre époque ce que Fontaine, le fameux ready-made de Marcel Duchamp en forme d’urinoir, a pu représenter en 1917, soit l’expression d’une vérité esthétique. En quoi?

Outre que Duchamp a toujours été un modèle pour Koons, qui a lui-même commencé par des sortes de ready-mades, je crois que Made in Heaven remet en cause la conception esthétique du monde qui sous-tend encore notre relation à l’art. Nous continuons à fonctionner suivant ce que Duchamp appelait le « rétinien », c’est-à-dire suivant le jugement de notre oeil. Comme Fontaine, Made in Heaven appelle à un au-delà du rétinien, un au-delà de l’esthétique et de sa logique de jugement.

Si on vous suit bien, il y aurait une liquidation du Beau qui est à l’oeuvre chez Koons… Serait-il un artiste qui signe une possible fin de l’art?

Le Beau a été liquidé il y a très longtemps. Dès l’invention de la critique d’art par Denis Diderot, puis de la formalisation de l’esthétique philosophique par Emmanuel Kant, le goût l’a remplacé. Ce que Koons suggère, après Duchamp, c’est un au-delà du goût. C’est-à-dire un espace où ce qui importe n’est plus la perfection formelle d’un objet (c’était le Beau classique) ni la sophistication du goût d’un sujet (c’était l’âge de l’esthétique), mais la possibilité d’un usage, d’un faire. Dans l’esthétique kantienne, le Beau n’était déjà plus que ce qui était jugé comme tel par un individu exerçant ses facultés critiques, et non pas le résultat du respect des règles définissant tel genre de peinture ou tel genre de sculpture. Pour Koons, en revanche, ce qui importe, dans l’art, c’est qu’il vous fasse faire quelque chose, qu’il vous pousse à inventer l’usage que vous pourriez en tirer. Le Beau, de ce point de vue, est indifférent.

Pornographie du contemporain. Made in Heaven de Jeff Koons, par Laurent de Sutter, La Lettre Volée, collection Palimpsestes, 64 p.
Pornographie du contemporain. Made in Heaven de Jeff Koons, par Laurent de Sutter, La Lettre Volée, collection Palimpsestes, 64 p.

Dans Le Figaro, on pouvait lire ceci à propos de votre ouvrage: « Le philosophe belge y démontre comment le plasticien ridiculise le monde de l’art et se moque de la culture de masse. » N’est-ce pas un total contresens?

En psychanalyse, on appellerait ça « forclusion ». Il y a une espèce de nostalgie de la grandeur chez les gens de goût qui les rend prêts à dire n’importe quoi plutôt que regarder les choses ou les oeuvres en face. Ce compte rendu du Figaro était un modèle du genre.

En signe de « fraternité » après les attentats du 13 novembre 2015, l’artiste américain proposait de faire don à la France d’une sculpture, un bouquet de tulipes… L’épisode a eu un fort retentissement médiatique, notamment parce que ce cadeau a été perçu comme empoisonné par une série d’artistes et d’intellectuels français. Il a finalement trouvé un lieu parisien, les jardins du Petit Palais, ce qui a provoqué l’ire de nombreux observateurs qui y voient une publicité offerte à un artiste devenu l’emblème de l’art spéculatif. Quelle est votre position sur le sujet?

A l’époque de la controverse, j’ai publié une petite tribune dans Libération sur le sujet. J’y disais que l’opposition suscitée par l’offre de Koons ne reposait sur rien d’autre qu’un dégoût. Venant de personnalités du monde de l’art qui se prétendent elles-mêmes au-delà du goût, c’était assez piquant. J’ai écrit mon propre petit livre pour développer un peu cette intuition. Celui qui est au-delà du goût, ce ne sont pas les grandes figures du monde de l’art. C’est Koons lui-même.

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