Laurent Raphaël

L’édito: L’appel du vide

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Ma bibliothèque souffrait d’obésité, au point de déborder bien au-delà de son territoire naturel. Table de la salle à manger, escalier, couloirs… Le moindre espace libre a fini par être colonisé par des piles de livres et de BD.

Dans cette jungle de papier, le désordre régnait en maître, l’idée de classement, par titre, par maison d’édition, par couleur, par format ou même par épaisseur ayant depuis longtemps été abandonnée au profit d’un développement anarchique dont seul mon cerveau conservait la cartographie. Et encore, avec quelques trous. Il était donc plus que temps de lui faire subir un solide régime, sous peine de mourir asphyxié sous le poids de la littérature mondiale. Une belle mort mais quand même…

C’est en m’attelant à cette lourde tâche, plus proche des travaux de terrassement que de l’entreprise intellectuelle, que j’ai fait l’expérience vertigineuse -sans assistance narcoleptique, je précise- du vide. Douloureuse dans un premier temps à mesure que les rayonnages se dépeuplaient, chaque volume sacrifié étant comme une dent arrachée sans anesthésie à la mâchoire de mon passé. Apaisante ensuite en sentant l’angoisse initiale céder peu à peu la place à une forme de légèreté, de dépouillement existentiel comparable à l’effet ressenti au moment de quitter une ville alors que les premiers champs se profilent à l’horizon. À ma petite échelle, je testais la décroissance, interrompant pour un moment le flot tumultueux de l’accumulation, du trop-plein, de la surconsommation. Ou, pour le dire autrement et en termes plus philosophiques, de l’intensité, cette « obsession moderne » comme la qualifiait Tristan Garcia dans son dernier essai (La Vie intense, éditions Autrement) pour parler de notre addiction à la performance, à l’adrénaline du désir ou au sentiment de puissance.

Dans un monde saturé de stimulations et soumis à la dictature du stress, le vide et le rien sont perçus au premier abord comme des territoires interdits, socialement dévalorisés, réservés aux « fainéants » comme dirait Macron. Mais contre cette logique de l’accumulation, du raffut permanent, de plus en plus y voient au contraire des enclaves, des refuges où déposer sa charge mentale et sa lassitude. Ce n’est donc pas un hasard si les artistes multiplient les brèches dans le continuum. Le succès croissant de l’ambient, variante sédative de l’électro, en est une manifestation. Quoi de mieux pour se déconnecter qu’une plage sonore au ressac atmosphérique?

Et quand ce n’est pas le corps épuisé que l’on tente de soustraire à la gravité en se « réfugiant » dans le sommeil, les drogues, l’alcool ou les voyages lointains (une thèse développée par l’anthropologue David Le Breton dans Disparaître de soi, aux éditions Métailié), ce sont les artistes plasticiens qui cherchent à exprimer cette blancheur synonyme d’apesanteur spirituelle. Comme à l’époque Malévitch qui adresse un pied de nez à l’industrialisation galopante avec son Carré blanc sur fond blanc, ils se débarrassent de tout le superflu théorique ou symbolique qui encombre nos existences. Historien de l’art qui a récemment donné une conférence sur le vide (lire Le Vif du 19 avril dernier), Adrien Grimmeau citait ainsi cet exemple paroxystique de Ryan Gander qui exposait en 2012 à la Documenta de Kassel un… courant d’air. Au-delà de la provocation, une réaction salutaire au besoin de toujours remplir, surcharger, surligner.

Il est urgent de mettre un peu de vide dans nos existences, de reprendre la mau0026#xEE;trise du temps plutu0026#xF4;t que d’en subir l’accu0026#xE9;lu0026#xE9;ration vaine.

Les ramifications de cette tentation de l’effacement sont visibles à tous les étages d’une société à bout de nerfs. La méditation, si prisée aujourd’hui et source d’inspiration du talentueux Jon Hopkins (lire le Focus du 11 mai), est aussi une manière de rallier la clairière au milieu du brouhaha. Même quand John Krasinski met en scène dans A Quiet Place des personnages tenus au silence absolu pour ne pas se faire repérer par des créatures aveugles mais à l’ouïe fine, il se situe dans la lignée des adeptes de l’invisible, en rupture avec la débauche d’effets visuels et sonores qui gangrènent le cinéma hollywoodien. Dans son océan de silence, le moindre son ou bruit reprend subitement tout son sens et sa texture.

Comme quoi, il est urgent de mettre un peu de vide dans nos existences, de reprendre la maîtrise du temps plutôt que d’en subir l’accélération vaine. Nos vies ne sont pas meilleures ou plus réussies parce qu’elles ressemblent à de la pulpe de fruit s’agitant dans une centrifugeuse…

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