Critique | Livres

Le regard acide de Jerry Stahl sur le « business de l’Holocauste »

4,0 / 5
Jerry Stahl annonce aussi l’adaptation de Nein, nein, nein! pour le cinéma. C’est Robert Downey Jr. qui a acheté les droits du livre. © Ulf Andersen

Jerry Stahl

Nein, Nein, Nein! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar

352 pages

4,0 / 5
© National
Philippe Manche Journaliste

Le cultissime écrivain et scénariste américain Jerry Stahl publie avec Nein, nein, nein! un carnet de voyage dans les camps de la mort en Europe de l’Est et allie humour acide et indispensable devoir de mémoire.

Sous-titré La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar, Nein, nein, nein! est un livre unique, inoubliable et peu banal, qui doit autant aux articles gonzo de Hunter S. Thompson qu’à ceux de Harry Crews. Jerry Stahl, scénariste hollywoodien à succès (Twin Peaks, Alf…), journaliste et écrivain (Anesthésie générale, À poil en civil…) dont l’autobiographie Mémoires des ténèbres a été adaptée au ciné sous le titre Permanent Midnight avec Ben Stiller, s’est demandé où trouver un endroit sur terre où il allait “se sentir encore plus triste et désespéré”, histoire de soigner sa dépression. Entre réflexions existentielles, devoir de mémoire, critique d’une certaine disneylandisation des camps de la mort et portraits au vitriol de ses camarades de voyage, l’auteur de bientôt 70 ans est capable de vous faire hurler de rire et vous faire pleurer la seconde suivante. Entretien en direct de la banlieue de Los Angeles avec cet ancien toxicomane sauvé de l’héroïne par son “mentor” Hubert Selby Jr.

Est-ce que ce voyage dans les camps de la mort vous a finalement apporté paix intérieure et sérénité?

Vous vous prenez une telle gifle sur place que vos problèmes existentiels deviennent superflus. Vous savez, je ne me suis jamais senti mal d’être juif, ça fait partie de moi. Je ne suis pas pratiquant, je ne vais pas à la synagogue et pas la peine d’ajouter que je n’ai rien contre celles et ceux qui s’y rendent. Une fois là-bas, je me suis souvenu de ce que disait mon grand-père: “Si tu oublies que tu es juif, quelqu’un va toujours finir pas te le rappeler.” Et je me suis remémoré cette anecdote quand j’étais à l’école primaire. Je devais avoir 7 ou 8 ans, peut-être 6. Des gamins m’ont attrapé et m’ont tabassé parce qu’à leurs yeux, j’étais responsable d’avoir tué Jésus. Ça m’a rendu parano et je pense que cette parano, accentuée plus tard par les drogues, est née de cette mésaventure à l’école.

Cette obsession des nazis, de l’Holocauste, qui traverse une partie de vos polars comme Anesthésie générale -où un des personnages prétend être l’officier SS Josef Mengele-, découle de cet épisode à Pittsburg?

C’est difficile de répondre parce que je n’y ai plus pensé pendant un moment, même si cet épisode a toujours été paradoxalement présent dans un coin de mon cerveau. Par contre, je ne pensais pas vivre aussi longtemps et assister dans le pays où je vis à cette pensée dominante dans une grande partie des États-Unis de tous ces suprémacistes blancs, racistes et antisémites. Et quand je regarde ce qui se passe en Europe avec des gens comme Poutine, Marine Le Pen ou Orban, je ne suis pas spécialement optimiste. Il y a définitivement une tempête qui se profile à l’horizon.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris lors de ce voyage? Des gens qui, comme à Auschwitz, vous sollicitent pour un selfie? Les restaurants à la sortie des camps? Une certaine indécence?

Un peu tout cela à la fois. Ce qui s’est passé, c’est que quelqu’un m’a pris pour un comédien de la série Seinfeld et je n’ai pas pu lui expliquer que je ne l’étais pas parce qu’il ne parlait pas anglais. Donc comme j’ai vu que ça allait faire un drame, j’ai accepté. J’étais à peine à Auschwitz depuis deux minutes pour une expérience émotionnelle sans précédent que ce mec me demande un selfie… Mais avant ça, la première chose que j’ai vue, c’est un type avec un bête t-shirt affalé à la terrasse d’un snack-bar s’empiffrant de pizza et de soda. J’ai vraiment halluciné parce que jamais je n’aurais imaginé que la première chose que j’allais voir à Auschwitz, ça allait être un snack. Je suis quelqu’un de plutôt solitaire et ce n’était pas évident de frayer avec tout le groupe, dont quelques personnes étaient loin d’être avares en blagues pourries.

L’arc narratif de Nein, nein, nein! est probablement le plus cohérent de tous vos romans…

C’est un pur accident. La première chose que j’ai constatée en rentrant à la maison, c’est que toutes mes notes avaient disparu. Le neurologue et écrivain Oliver Sacks a dit un jour que la mémoire n’est que l’histoire que nous nous racontons sur base de notre propre passé. Le livre, c’est juste un récit articulé autour des souvenirs de ce périple. En fait, je prenais des notes sur le dos de serviettes de restaurant, des journaux, des reçus. Ma maison était un tel boxon à mon retour que j’ai engagé une amie de ma grand-mère pour nettoyer tout ce fourbis. Et toutes mes notes se sont retrouvées à la poubelle.

Comment, avec un tel sujet, trouver l’équilibre entre votre légendaire humour noir ravageur et le devoir de mémoire qui constitue vraiment le noyau de Nein, nein, nein!?

C’était un fameux numéro d’équilibriste parce qu’évidemment, je me devais d’être totalement respectueux. Vous avez remarqué que l’humour se situe à la périphérie de tout ça, les activités annexes, le business de l’Holocauste. Je le sais aussi parce que j’ai été journaliste pendant de nombreuses années et je le suis toujours un peu parce qu’une partie de la matière du livre est d’abord parue dans Vice. Dans le cas présent, c’est vraiment le sujet qui m’a choisi.

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