Serge Coosemans

Le Pigiste Qui Pensait Que Le Fakir De L’Armoire Ikéa Tenait Bien De La Vaste Couillonnade

Serge Coosemans Chroniqueur

Le copywriting mène à tout à condition d’en sortir. Y compris à se lamenter de la façon actuelle de vendre des livres quand on tient justement le bouquin pour le dernier objet sacré de sa petite cosmologie personnelle. Book-culture, carambolages de terrain et titres à rallonge, c’est le Crash Test S02E30.

L’an dernier, j’ai comme on dit « fourni du contenu » au prospectus d’une grande chaîne de librairies. Le genre de job sans histoire mais pour un type comme moi, ce fut en fait presque traumatisant de visiter les coulisses de la distribution de livres, d’assister au processus de mettre des bouquins sur le marché; de voir comment on drille le personnel pour en vendre, surtout. D’aussi souffler aux vendeuses des arguments de vente mais des arguments de vente faussés, puisque bien entendu réduits à quelques formules marketing simples, interchangeables et recyclables. Très naïvement, parce que le bouquin est tout de même le tout dernier objet sacré de ma petite cosmologie personnelle, je pensais pourtant que dans ce milieu-là, on « déconnait » un peu moins que dans la musique, les médias et le cinéma. Que l’on y respectait un peu plus sa clientèle, son public, ses auteurs. Faux, bien entendu. Il existe certes des exceptions et d’irréductibles Gaulois mais l’industrie du livre est tout aussi majoritairement soumise à la Vaste Couillonnade que les autres secteurs et commerces « intellectuels ». On s’y assied aussi sans forcer sur l’éthique la plus élémentaire, on ne s’y étouffe pas non plus de scrupules et on y étouffe également le talent, comme partout ailleurs, dès que le tâcheron ramène plus de dollars que l’artisan honnête ou même le visionnaire génial.

Ce qui m’a le plus frappé le temps de cet « inside job », c’est que l’industrie du livre a en fait récupéré beaucoup des mauvaises idées déjà rencontrées dans la musique, les médias et le cinéma. On en est aux livres dont le titre pitche le contenu, n’offrant plus aucun mystère, plus aucune surprise. Aux marronniers. On en est aux bouquins destinés à alimenter des polémiques à la con, faits pour cartonner sur trois mois et voués à devenir illisibles au-delà de cette date de péremption. On en est à la multiplication des labels marketings, des sous-genres. Le truc érotique sans trop de pénétrations pour vieilles frustrées de 32 ans jamais vraiment remises de leurs baby blues, c’est le mummy porn. Le Barbara Cartland pour travailleuses du tertiaire Bac+3, c’est la chick-lit. La neuneuserie post-Amélie Poulain, post-Delerm, c’est le feel-good book. Si je ne m’étais pas bien pris le chou-fleur avec mon chef de projet de la boîte de sous-traitance pour laquelle moi-même je sous-traitais, c’est d’ailleurs sur les feel-good books que j’aurais ensuite du écrire. De façon « enthousiaste », « gaie » et « plutôt neutre ». Tout le contraire de ce que j’en pense, donc.

I feel good, je fume du crack

Un poil prétentieux dans mes lectures, j’imaginais en fait qu’un feel-good book était un livre énorme, incroyablement bon, dont on retire tout un panel d’émotions variées qui grandissent l’âme. Bref, un bouquin qui apporte quelque chose de lourd à la vie, qui recadre la vue; ce pourquoi on se sent dès lors bien. La Peau de Malaparte. Les premiers Henry Miller. Le Journal du voleur de Jean Genet. Une bonne moitié de ce bon vieux Iain Sinclair. Mais en fait, non. Ce n’est pas ça du tout. Un feel-good book au sens actuel est surtout une « fiction qui réconforte », un « roman qui fait du bien ». Et pas du bien parce que c’est bon. Du bien parce que dans ce genre de bouquins, on utilise des grosses ficelles pour faire sourire, exalter des valeurs d’humanité et d’entraide et que, forcément, tout y finit bien. Autrement dit, c’est de la littérature principalement fonctionnelle, de la littérature de gare mais new-age. Jadis, si on voulait se faire du bien à moindre frais littéraires, on se chopait un polar bien crade genre Blade l’exécuteur, un torchon d’horreur grand-guignolesque ou encore une énième histoire de culbutes torrides entre un jardinier et une bourgeoise sous les sunlights des tropiques. Là, signe des temps, on nage plutôt dans la pâte à cupcakes. Le monde est morose, alors il faut du coloré, de l’enfantin, du gentil; du conte mais du conte où le loup, la grand-mère, le chasseur et le Petit Chaperon Rouge se partagent à la fin toutes les galettes à parts égales. Ce qui me donne personnellement envie de fumer du crack.

Le feel-good book contemporain annonce sinon souvent ses effets thérapeutiques grâce à un titre particulièrement tarabiscoté et, fondamentalement, complètement con. Ta Deuxième Vie Commence Quand Tu Comprends Que Tu N’en As Qu’Une. Le Vieux Qui Ne Voulait Pas Fêter Son Anniversaire. Le Cercle Littéraire des Amateurs D’Epeluchures De Patates. L’Extraordinaire Voyage Du Fakir Qui Etait Resté Coincé Dans Une Armoire Ikéa. Les Gens Heureux Lisent Et Boivent Du Café. L’Extraordinaire Evolution Du Critique Littéraire de la RTBF Qui Découvrit Norman Mailer Et Thomas Mc Guane Après 15 Ans A Gagatiser Sur Amélie Nothomb. Je Ne Suis Pas Ton Nègre Avec Qui Faire L’Amour Qui Dure Trois Ans Sans Se Fatiguer. Le Quadragénaire Qui Se Tapa Une Solide Barre De Lol En Feuilletant Rosa De Marcel Sel Chez Le Libraire En Face De L’Ambassade Américaine Qui Vend Aussi Des Oeufs D’Esturgeon. Bref, du gribouillis qui est à la littérature ce que la Zinneke Parade est au Carnaval de Rio. Mais qui se vend à la tonne.

Générer du chiffre n’empêche toutefois pas certains libraires et éditeurs d’être drôlement divisés sur l’utilisation de labels du genre. Ils ne voient pas ça comme moralement très top. Ça ne fait pas très sérieux. La littérature (de premier plan, du moins) est tout de même idéalement censée apprendre, ouvrir l’esprit, le secouer, le grandir et si on se retrouve à écouler des bouquins moyennement torchés à des gens qui entendent surtout les utiliser comme on utilise un gros joint ou un bain de pieds, moyens par ailleurs drôlement plus efficaces pour trouver le chill parfait, il est assez logique que ces mêmes acteurs du secteur finissent par rencontrer quelques problèmes de conscience. C’est qu’éditeur et libraire, ce sont souvent des vocations. Comme le journalisme. Or, quelle différence entre un éditeur qui édite La Contorsionniste Qui Se Lâchait Des Caisses Dans Le Cou Pour Se Rafraîchir et la jeune pigiste qui rêve du Prix Albert Londres mais mouline plutôt le Top-10 des meilleurs cornets de pâtes de Wallonie?

Le Monde de George Abitbol

Ça génère de la frustration, de la colère, des grands-écarts à la Jean-Claude Van Damme entre ses envies réelles et le concret de son quotidien. Cela amène à lâcher un jour la phrase immortelle du grand George Abitbol, l’homme le plus classe du monde. Cela fait dire que nous sommes dans le même cas de figure qui a déjà bien bousillé d’autres domaines culturels et artistiques, le bad trip qui fait que ce qui aurait jadis tenu de la Série B, voire Z, est aujourd’hui emballé et vendu comme de la qualité première. Or, celle-ci n’a pas disparu. Elle passe juste au second plan. L’ennui, c’est que l’essence même de ce genre de métier est de dégotter la qualité première dans la surabondance de débilités et de parvenir à la vendre, même à un public rétif. Or, si cela se fait de moins en moins, voilà bien pourquoi nous voulons tous mourir. C’est pourtant facile de se désintoxiquer, de ne pas succomber à cet hypnotisme des masses. Il suffit déjà de lire une interview de Romain Puertolas, l’auteur du fameux Fakir De l’Armoire Ikéa, et qui est le plus emblématique des écrivains feel-good puisque le plus décomplexé. Voici ce que ce clampin est capable de déblatérer: « J’écris tel que je suis et il s’avère que je suis une personne feel-good. » « Je suis un happyculteur. » « J’ai écrit le texte en trois semaines sur mon téléphone portable. » « J’ai une idée toutes les cinq minutes, mes éditeurs ne pourraient plus suivre. » Bref, si de tels propos ne vous encouragent pas à vous lancer pour les dix ans qui viennent dans la (re) découverte des classiques tire-larmes et suicidaires russes, je ne peux plus rien pour vous.

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