Critique | Livres

Le livre de la semaine: Pour Ida Brown, de Ricardo Piglia

Le Cercle des poètes disparus © DR
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

ROMAN | Le dernier grand classique argentin s’aventure sur le terrain du campus novel. Avant de bifurquer vers un thriller trouble questionnant les élites américaines.

Le livre de la semaine: Pour Ida Brown, de Ricardo Piglia
© Gallimard

Début de scénario à l’efficacité toute américaine. Renzi, célèbre romancier argentin (jadis très ami de Borges) davantage rivé aux bars qu’à l’écriture depuis que sa deuxième femme l’a quitté, accepte la proposition émanant d’une prestigieuse université nord-américaine de sa connaissance: jouer au « visting professor » le temps d’un semestre, et dispenser un séminaire sur William Henry Hudson, écrivain et ornithologue argentin épris de campagne anglaise auquel il se consacre de loin en loin depuis des années. Le voilà donc foulant les pelouses rases de la Taylor University, un établissement (imaginaire, mais largement inspiré de Princeton, où Piglia a enseigné) dont les vieilles pierres suintent la noblesse et l’élitisme –« on respirait peut-être dans les monastères du Moyen Age cet air de secret, de privilège et d’ennui »-, et dont les couloirs abondent en « scholars » arrogants, conspirateurs et supérieurement intelligents. Renzi y est accueilli par Ida Brown, professeur-star de la chair « Culture Moderne et Cinéma » vénérée par ses étudiants, femme sublime au charisme magnétique, avec qui ce dernier entame bientôt une liaison torride, faite de nuits hypnotiques et droguées dans des chambres d’hôtel de bord de route. Tout bascule quand Ida Brown est retrouvée morte dans des circonstances très étranges au volant, la main brûlée. Le FBI est dépêché sur les lieux, largement obnubilé au même moment par une vague d’attentats terroristes ciblant des sommités scientifiques aux quatre coins du pays.

Récit à deux voies

Dans son bref essai Thèse sur la nouvelle, Ricardo Piglia (Buenos Aires, 1940) avançait qu’une nouvelle réussie contenait toujours deux histoires: il le démontre ici à l’échelle d’un roman. Pour Ida Brown commence comme un campus novel nord-américain typique -quoique passé au filtre amusé et incrédule d’un Argentin-, allant chercher chez David Lodge (les délicieuses querelles d’ego savants) autant que chez Donna Tartt (le huis clos académique potentiellement pervers). Mais Piglia y a déjà semé les germes d’une seconde intrigue, qui prend bientôt le pas, emmenant vers un thriller politique aux contours résolument contemporains –« Les grandes fictions totales sont celles de l’Aventurier (qui attend tout de l’action) et celle du Dandy (qui vit la vie comme une forme d’art); au XXIe siècle, le héros sera le Terroriste », dira à Renzi sa voisine russe Nina. Coup de maître, la transition est assurée par l’énigme procédant de la personnalité même de Renzi: largement insomniaque, le professeur mène son enquête sombre et hallucinée au fil de longues marches nocturnes, et d’une étrange maladie chronique -la « cristallisation arborescente »- qui le laisse en proie à des crises de remémoration nerveuse et au brouillage mental. Un roman comme une traversée en clair-obscur.

  • ROMAN DE RICARDO PIGLIA, ÉDITIONS GALLIMARD, TRADUIT DE L’ESPAGNOL (ARGENTINE) PAR ROBERT AMUTIO, 320 PAGES.

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