Laurent Raphaël

Le foyer, mur porteur du bonheur moderne?

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On pourrait être tenté, en se replongeant avec délice dans Les Choses de Georges Perec, de voir le foyer comme le mur porteur du bonheur moderne. Un sentiment renforcé à la lecture des magazines de déco qui transforment fauteuils, tables basses et papiers peints en objets de convoitise, comme autant de marches vers un idéal matérialiste.

« Il leur semblerait parfois qu’une vie entière pourrait harmonieusement s’écouler entre ces murs couverts de livres, entre ces objets si parfaitement domestiqués qu’ils auraient fini par les croire de tout temps créés à leur unique usage, entre ces choses belles et simples, douces, lumineuses. » On pourrait être tenté, en se replongeant avec délice dans Les Choses de Georges Perec, de voir le foyer comme le mur porteur du bonheur moderne. Un sentiment renforcé à la lecture des magazines de déco qui transforment fauteuils, tables basses et papiers peints en objets de convoitise, comme autant de marches vers un idéal matérialiste.

Double trompe-l’oeil! Perec dresse l’inventaire du mode de vie type de l’époque -les années 60- pour mieux en souligner l’impasse, le bonheur promis s’évaporant en fumée, ou plus exactement en asservissement aux choses. Quant aux catalogues regorgeant d’intérieurs fantasmés, ils vendent du rêve réservé aux plus fortunés tout en incitant les autres à trimer pour se payer le canapé dernier cri dans lequel ils n’auront paradoxalement pas souvent l’occasion de s’affaler puisqu’ils passent leur vie au boulot et dans les transports…

La « malédiction » ne s’arrête pas là. L’espace domestique doit composer plus largement avec une réputation trouble. Repère des flemmards, des femmes au foyer, des oisifs, il est présumé suspect. L’Homme moderne, tel qu’il se dessine dans la pub et dans les schémas socialement valorisés, est celui qui court le monde, affole le compteur kilométrique, dompte la ville, s’empiffre de ses offrandes électriques. Préférer le dehors au dedans est un signe de vitalité, de fraîcheur, de curiosité, de jeunesse, d’énergie vitale, alors que le monde clos du cocon véhicule dans l’inconscient collectif des images plus négatives: frilosité, individualisme, couardise, conservatisme, repli petit-bourgeois. Le code Hays, qui a dicté sa morale réactionnaire à Hollywood entre 1934 et 1966, n’imposait-il pas aux studios de « défendre le caractère sacré du mariage et du foyer« ?

L’espace domestique doit composer avec une ru0026#xE9;putation trouble. Repu0026#xE8;re des flemmards, des femmes au foyer, des oisifs, il est pru0026#xE9;sumu0026#xE9; suspect.

Le casanier volontaire doit donc surmonter une forme de culpabilité sociale en se mettant volontairement hors-jeu. Il doit aussi nager à contre-courant de l’air du temps, accepter l’idée qu’il puisse rater quelque chose d’essentiel -le concert de l’année, le spectacle dont tout le monde parle…-, même si Internet a dilué cette obsession dans le grand brouhaha numérique permanent. Comme l’écrit la journaliste Mona Chollet dans un essai qui tente de redorer le blason du logis, Chez soi: une odyssée de l’espace domestique (éditions Zones), « vouloir rester chez soi, s’y trouver bien, c’est dire aux autres que certains jours -certains jours seulement- on préfère se passer de leur compagnie; et cela, pour se consacrer à des occupations, ou pire, à des absences d’occupation qui leur paraîtront incroyablement vaniteuses ou inconsistantes« .

Quand ce n’est pas juste un prétexte pour s’empiffrer de conneries à la télé -dans ce cas, autant aller prendre l’air-, se mettre en retrait du monde n’a rien d’un fardeau, d’une punition. On peut choisir de se blottir entre ses quatre murs pour rêver, se ressourcer ou simplement fuir un moment la tension du quotidien.

On a fait tellement rêver de quitter le nid familial pour voler de nos propres ailes à l’adolescence qu’une certaine appréhension -le sentiment de régresser, d’abdiquer sa liberté- ronge celui qui s’assigne à résidence. Des univers entiers se cachent pourtant derrière chaque porte. Comme l’a encore montré Thomas Clerc dans son dernier roman, Intérieur, dans lequel il épuise en géomètre littéraire son 50 mètres carrés parisien, reprenant à son compte l’injonction de Leonard De Vinci qui conseillait aux peintres en déficit d’inspiration devant la nature de regarder d’un oeil rêveur les fissures d’un vieux mur…

Après tout, si l’on en croit le philosophe Gaston Bachelard dans La Poétique de l’Espace, « l’immensité est en nous. (…) Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. » A méditer sous la couette.

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