Critique | Livres

La Femme sauvage: une plongée savoureuse dans l’Anvers du XVIe siècle

4 / 5
© Nikkie van Lierop

Jeroen Olyslaegers, Éditions Stock

L'Anvers du décor

506 pages

4 / 5
© National
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans La Femme Sauvage, Beer devient le spectateur en déréliction de l’Anvers du XVIe siècle, entre grandeur et décadence.

La Femme sauvage nous plonge d’emblée au mitan du XVIe siècle. Dans son auberge de l’Ange, Beer est un homme endeuillé: ses trois épouses sont mortes en couches, la dernière lui donnant pour fils Ward, un garçon né velu. Margreet, la sage-femme que le tavernier rendait responsable de son infortune, a accepté de devenir une présence revigorante auprès du père comme du singulier rejeton. Leur commerce d’ébriété fonctionne à bon régime dans une ville où, malgré le règne du catholique Philippe II d’Espagne, on s’imagine (à tort) que la liberté de penser a encore quelques beaux jours devant elle. Sur les murs, le déjà célébré Pierre le Drôle (Brueghel l’Ancien) a laissé sa trace -de quoi attirer davantage le chaland, gueux comme lettré. Mais entre les réunions secrètes à l’auberge de la Famille de l’Amour (une confrérie où intellectuels comme marchands font fi du pouvoir en place) et les obligations d’accueil que cette fréquentation implique (depuis John Dee, occultiste britannique venu écrire un livre sulfureux jusqu’à une mère inuite et sa fille, ramenées d’un voyage malchanceux au Grand Nord et bien vite soumises à la curiosité malsaine), Beer sent que son existence approche le point d’implosion, comme la ville. Faute de comprendre sa place, ira-t-il jusqu’à trahir?

Regarde les hommes tomber

Pour vous guider à travers les ruelles tour à tour reluisantes et crottées de l’Histoire jusqu’à ce qu’elles deviennent à ce point tangibles, il faut un solide sherpa, positionné au bon point d’observation. Avec Beer, cet aubergiste en quête de spiritualité et de réponses que nous ne sommes pas prêts d’oublier, Jeroen Olyslaegers fait plus que mouche. À la fois suffisamment insider de par son métier et ses accointances avec la Famille de l’Amour pour accéder à certains secrets mais néanmoins avec un sentiment d’appartenance très incomplet (“Moi aussi, en tant qu’aubergiste, je me sentais spectateur dans ma propre auberge, où se murmuraient tant de choses et se formaient tant de projets”), le narrateur de La Femme sauvage peut entrapercevoir ce qui se dissimule sous la surface de la ville quand d’autres prendraient son fonctionnement et sa hiérarchie pour acquis. Au cœur de ce petit âge glaciaire zébré par les guerres de religion, davantage que l’Homme sauvage (ce costume que Beer endosse par tradition folklorique familiale) chassé rituellement pour ramener le printemps, il est le bout de chandelle perpétuellement allumé, qui n’a de cesse de vaciller (“Beaucoup de ce que j’ai enduré ressemble à l’histoire d’un pauvre fou qui perd la tête à une époque devenue démente, et condamné par-dessus le marché à des moments de lucidité”). Ni tout à fait bienveillant, ni tout à fait lâche, juste humainement en proie à des réalités qui le dépassent.

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