Jérusalem d’Alan Moore: chef d’oeuvre littéraire, chic mortuaire ou puissant sortilège?

Alan Moore © Colin McPherson/Corbis via Getty Images
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Jérusalem, le roman-monde d’Alan Moore sorti en 2016 existe depuis peu en version française de poche, traduit par l’extraordinaire Claro. 1890 pages et un mois entier de lecture plus tard, ce Crash Test S05E20 n’arrive pas à trancher: esbroufe? Classique goth? Sortilège rongeant la fabrique de la réalité? C’est perturbant, en tous cas…

Rarement, peut-être même jusqu’ici jamais, m’est venue à la lecture d’un roman contemporain la quasi-certitude qu’il serait encore lu dans 200 ans. Pas forcément par le « grand public » mais pas non plus uniquement par une élite intellectuelle ou seulement les geeks qui collectionneront les récits fantastiques du début du XXIe siècle. Je le vois plutôt comme quelque chose que l’on trouvera facilement dans le commerce, comme aujourd’hui on ne doit pas chercher longtemps Jane Eyre, Frankenstein et Dracula, oeuvres avec lesquelles il partage la sensibilité gothique. Goth will never die, voilà d’ailleurs la clé! Voilà pourquoi en 2220 on lira sans doute Alan Moore à l’ombre des palmiers de Stockholm. Dans les bullet-trains européens et les universités d’hiver. Chez soi. Et pourquoi pas en orbite.

On le lira parce que cette sensibilité gothique, le « chic mortuaire » selon les propres termes de Moore, ne disparaîtra jamais. Il y aura toujours une demande et un attrait pour les « églises inquiétantes vieilles de mille ans, les poètes sectionnés, les sorcières immolées, les têtes sur les piques, les reines mortes et les rois capturés; cette moisissure et cette folie… » Les pilules permettant de vivre un millénaire et les ordinateurs quantiques assurant l’immortalité digitale n’y changeront rien. Tant qu’on lira des livres, il y aura toujours un lectorat avide de voir explorées les abîmes de l’âme et magnifiées les nostalgies, y compris celles des temps que l’on ne vivra pas. Beaucoup de critiques actuels jugent Jérusalem magistral, fascinant, difficile, expérimental et même révolutionnaire. C’est complètement passer à côté du fait que si Alan Moore s’y montre d’une érudition dingue, impose une cosmologie aussi délirante que cohérente et joue avec les styles d’écriture selon les chapitres, il se love surtout complètement dans la tradition gothique. Il flatte cette sensibilité. Il en respecte les règles, les tacites comme les plus évidentes, les secouant à peine. Toutes les cases du bingoth sont cochées et Jérusalem n’est donc pas qu’un roman-monde ou un objet littéraire non identifié. C’est surtout un cahier de charges très généreusement rempli. Une offre intemporelle qui répond à une demande elle aussi en dehors des modes, des emballements et des buzz.

Comme toute bonne tambouille goth, Jérusalem mélange pédanterie et ironie, érudition et pantalonnades, visions grandioses et conneries naïves, poésie et vulgarités, envolées absconses et pertinences au scalpel. Comme tout artefact gothique, il peut passer pour risible, voire repoussant, d’une exigence un peu ridicule. Déjà, il est impossible à résumer. C’est l’expérience de mort rapprochée d’un gamin mais c’est aussi un ouvrage de psychogéographie et d’histoire anglaise, une saga familiale et une suite de parodies d’oeuvres célèbres. Il y est question de la fin de l’univers et de l’invention du concept de main invisible du marché, de bars à fantômes, d’Oliver Cromwell et de fées pyromanes. Sur les 1890 pages de sa version poche, il faut bien admettre qu’il y en a probablement entre 400 et 600 de trop. Alan Moore aurait pu sortir deux ou trois livres différents et plus ramassés plutôt que cette seule brique fourre-tout dont on vient de temps à autre à douter de la cohérence. Jérusalem est une boule-à-neiges gorgée de quelques redondances, de quelques balourdises, surtout lorsqu’il est question de sexe et, pire, de viol. Au moins 2 ou 3 chapitres sont franchement inutiles, tout particulièrement celui qui se passe dans la tête de Lucia Joyce, esbroufe langagière particulièrement illisible. On ne peut pas non plus donner totalement tort à ceux qui estiment que Jérusalem ne serait qu’une parodie comic book de James Joyce, le papa de cette même Lucia; un remix/mash up de ses Ulysse et Finnegans Wake avec Northampton, des anges bagarreurs et un gang d’enfantômes à la place de Dublin, de ses gens et de ses propres spectres.

« Version gothique et sauvage du Club des Cinq »

Moore ne s’approprie pas que Joyce. Il pastiche aussi ouvertement Samuel Beckett, entre beaucoup d’autres auteurs morts. Sans visiblement le vouloir, pour le coup, il fait également fort penser au Martin Amis bien vivant de Londonfields au moment de décrire la psychologie des voyous anglais et de mixer réalisme social et théories scientifiques de pointe. De l’aveu même de Moore, toute la deuxième partie de Jérusalem, la meilleure, celle avec les gosses dans l’Au-Delà, à la fois comique et perturbante, est sinon une « version gothique et sauvage du Club des Cinq d’Enid Blyton« . Ça n’étonnera pas les habitués du bonhomme, véritable Maître-Pasticheur depuis toujours (La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, Lost Girls…). Qui se reprend même ici lui-même puisque Jérusalem partage la même conception du temps et de l’espace qui était déjà celle du Docteur Manhattan dans Watchmen et du chapitre de From Hell où William Gull se retrouve à hanter notre époque. Cette théorie d’univers prédéterminé, une ligne du temps qui se consulte comme un livre, existe d’ailleurs réellement. Ça s’appelle l’éternalisme et c’est à la fois grandiose, romantique et néanmoins franchement cauchemardesque. Là encore, parfaitement goth, donc.

Il m’a fallu tout ce mois de janvier 2020 pour venir à bout de Jérusalem. C’était davantage une expérience, certainement pas inutile, qu’un pur plaisir littéraire. J’en sors assez groggy, un peu effrayé et anxieux, chamboulé comme après une trop longue séance de jeu vidéo ou une soirée sous substances. J’ai maintenant besoin d’un truc léger – Stephen King, Fred Vargas ou JP Manchette-, des phrases simples, des situations qui n’impliquent qu’un seul plan d’existence, une linéarité normale. Une histoire avec une vraie fin. Un roman qui soit m’emballe, soit m’ennuie. Car je ne sais pas si j’ai vraiment aimé Jérusalem. Penser qu’il sera lu en 2220 ne signifie pas que je le recommanderais aujourd’hui, dans la presse, à n’importe qui. Si c’était un roman dont on sort amusé et revigoré ou profondément triste, je n’hésiterais pas, mais ce n’est pas le cas. C’est un livre qui me laisse une drôle d’impression, pas rassurante, et quand on sait qu’Alan Moore a mis dix ans à l’écrire et qu’il tient pour lui du rituel magique chargé de changer l’essence même de la réalité, ça n’aide pas à adoucir la descente. Qu’est-ce que ça a chipoté en moi? Ses visions les plus puissantes vont-elles avoir un effet durable sur ma conception de la vie? Aurais-je donc dû me méfier de ce livre comme d’une came bizarre, vu que je n’ai aucune envie à passer le reste de mon existence à me demander combien de spectres hantent le plafond de ma chambre. S’il est possible que l’un d’eux soit moi, en dehors du temps. Si le libre arbitre est une illusion. Si l’éternalisme est en fait bien réel.

C’est la première fois que je termine un roman contemporain en ayant la quasi-certitude qu’il sera encore lu dans 200 ans mais c’est aussi la première fois que je crains les effets secondaires d’une lecture. Que j’en vienne à espérer que Jérusalem ne soit vraiment qu’une esbroufe dans l’ensemble assez foutraque mais non dénuée de fulgurances plutôt qu’un sortilège puissant. Que je prie presque pour que je ne sois pas hanté par ce qu’invente, raconte et radote ce livre. Mine de rien, au niveau de l’argument de vente, voilà qui est au fond tout de même plutôt positif. Parce que vous en connaissez beaucoup, vous, des romans écrits ces dix dernières années qui vous font craindre la mutation irrémédiable de votre cosmologie interne?

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