Jack Kerouac par Russell Banks: une influence sociale et littéraire

"La lecture de On the Road me semblait décrire quelque chose de déjà ancré en moi." © © belgaimage
Philippe Manche Journaliste

Dans un entretien exclusif, Russell Banks se souvient de l’impact deOn the Road sur sa vie d’homme et d’écrivain. L’auteur de Sous le règne de Bone évoque aussi sa collaboration avortée avec Francis Ford Coppola autour de l’adaptation du roman de JackKerouac.

C’est dans le bureau de son domicile de Saratoga Springs, dans le nord de l’État de New York, que, par une froide matinée de février, on retrouve virtuellement et derrière l’écran de son ordinateur l’écrivain américain Russell Banks. Et toujours bien fringant à l’approche de ses 82 ans le 28 mars prochain. Le futur président du parlement européen des écrivains (de 1999 à 2004), dont l’intégralité de l’oeuvre est publiée par Actes Sud, a 17 ans lorsque On the Road, le plus connu et le plus emblématique des romans de Jack Kerouac, est publié. Déjà fondu du jazz de Charlie Parker et de poésie, Russell Banks n’a aucun mal à s’identifier aux pérégrinations libres et sauvages des Sal Paradise, Dean Moriarty ou Carlo Marx, quelques-uns des protagonistes de cette pierre angulaire de la littérature américaine du XXe siècle.

Quels souvenirs gardez-vous de l’arrivée de Jack Kerouac dans votre vie?

La lecture de On the Road me semblait décrire quelque chose de déjà ancré en moi. Ce désir de me libérer des conventions et de tout ce conformisme propre à l’Amérique des années 50. Kerouac était issu de la classe ouvrière, originaire de Lowell, dans le Massachusetts. Nous avons les mêmes origines sociales; mon père était plombier et je suis moi-même né à Newton, une ville pas très éloignée de Lowell. Mes parents, comme les siens, sont canadiens. Ça en faisait un contexte suffisant pour m’identifier et c’était très facile de me dire que Kerouac racontait aussi mon histoire. Le livre propose une liberté linguistique et une inventivité radicale et non conventionnelle pour l’époque et pour la langue anglo-américaine. Des années plus tard, je me suis rendu compte que Kerouac m’a aussi profondément influencé comme écrivain. Je pense qu’il m’a influencé autant d’un point de vue social que littéraire.

Aujourd’hui, en 2022, il est encore bien difficile d’imaginer le succès sans précédent de On the Road pour l’homme qu’il était et à quel point il en a été affecté…

Il n’était pas préparé à cette célébrité soudaine, à devenir le porte-parole de sa génération et à devoir donner son avis sur n’importe quel sujet du jour au lendemain. Alors, il se retrouvait sur un plateau de télé complètement bourré parce qu’il était pétrifié; il racontait des conneries et s’excusait le lendemain.

Comment votre route croise-t-elle celle de Francis Ford Coppola, propriétaire des droits de On the Road, pour écrire le scénario d’une adaptation?

Par chance. J’étais très proche de la productrice de Affliction, l’adaptation de Paul Schrader de mon roman du même nom. Elle ne savait pas pourquoi Coppola était tellement obsédé par une adaptation de On the Road mais elle savait qu’il avait déjà engagé plusieurs personnes pour le scénario et qu’il en avait écrit un lui-même. Elle finit par me demander si je suis intéressé à m’atteler à la tâche. Je relis le livre que j’avais déjà lu à plusieurs reprises et que je connais bien et je me retrouve à New York pour un lunch avec Francis.

Pourquoi le projet n’a-t-il pas abouti?

J’ai écrit deux scénarios, j’ai été grassement payé, c’était super de passer un peu de temps avec Francis et l’expérience était agréable. Mais j’ai réalisé qu’il avait tellement le film dans sa tête que personne n’allait être assez bon pour écrire ce qu’il avait imaginé. Mon scénario existe bel et bien, il se trouve dans mes archives personnelles dans une université au Texas.

Jack Kerouac se considérait et se définissait comme un poète jazz. L’avez-vous vu en chair et en os?

Quand j’étais à Chapel Hill, en Caroline du Nord, en 1967, deux ans avant sa mort, j’étais marié avec enfant, je louais une petite maison en dehors de la ville et j’étudiais à l’université. J’avais 27 ans, j’avais déjà publié et j’éditais une revue. Un ami m’appelle un soir et me dit qu’il est avec Jack Kerouac qui a une furieuse envie de faire la fête et que, peut-être, on pourrait venir bambocher chez moi. Vingt minutes plus tard, on se retrouve à une trentaine à la maison à boire du mauvais vin et de la bière. Il avait été payé en cash de ce qui s’est avéré être son dernier roman, Vanity of Duluoz, et le dépensait en faisant la fête. Il a débarqué chez nous avec deux de ses cousins, des Amérindiens du Québec et il est resté plusieurs jours. Ma fille ne s’en rappelle plus mais il l’a mise au lit et bordée… Par contre, il était complètement détruit pas l’alcool et il en souffrait visiblement, c’était un homme malade. Qui tenait des propos incohérents. Disait qu’il était en faveur de la guerre du Viêtnam, que Nixon était son héros alors que nous étions toutes et tous antiguerre. C’était complètement fou. à côté de cela, Il avait aussi des éclairs de lucidité et évoquait les années 40 dans le Village à New York ou quand il traînait avec Billie Holiday. Une fois qu’il n’y a plus eu à boire dans la maison, il est parti pour Orlando, en Floride, dans la maison de sa mère. J’ai été très affecté par son décès. J’ai l’impression que son travail est pris beaucoup plus au sérieux de nos jours et régulièrement, une nouvelle génération le découvre…

ENTRETIEN Philippe Manche

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