Décryptage: dans la jungle des prix littéraires français

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En France, c’est un sport national: on y dénombre officiellement 2 000 prix littéraires. Selon Arnaud Viviant, “ils seraient plutôt autour de 5 000”. Le journaliste français, passé par Libération, Les InrockuptiblesouTransfuge, sait de quoi il parle -il est d’ailleurs lui-même juré du prix Décembre et du prix de Flore. Après un essai sur la critique (Cantique de la critique, 2021), il publie Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires et y remonte aux origines de ces prix (le Goncourt surtout, créé en 1903). Il s’amuse de certains prix canulars (comme le Renaudot, prix majeur aujourd’hui) ou d’autres, parfaitement absurdes (le prix du roman non-publié…). Au-delà du simple historique bourré d’anecdotes, Viviant propose une analyse politique fouillée, au style truculent. À travers un texte très personnel finalement (il y conte notamment sa brouille -puis son rabibochage- avec l’auteur-traducteur Claro, farouchement anti-prix), et tout de même quelques bruits de couloirs cocasses du gotha germanopratin, le “sociétaire”de la légendaireémission de critique radiophonique Le Masque et la Plume sur France Inter dévoile comment ces fameuses récompenses constituent un financement parallèle des écrivains. Il montre aussi à quel point cette petite “république des lettres” reproduit -en miniature- les velléités démocratiques de la République avec un grand “R”. Avec, ce serait amusant, un prix à la clé?

Vous expliquez dès le début du livre que les prix constituent un financement parallèle des écrivains. Cela signifie-t-il qu’ils sont devenus indispensables au bon fonctionnement du marché du livre?

Il ne faut pas confondre le marché du livre et la situation économique des écrivains. Dans mon livre, je me place résolument du côté des écrivains. Pour qu’un auteur puisse vivre de sa plume aujourd’hui, il doit vendre au minimum 50 000 exemplaires chaque année, tous formats confondus. C’est beaucoup. On estime qu’il existe 2 000 prix littéraires en France, chiffre à mon avis largement sous-estimé, mais seuls une douzaine d’entre eux font vendre plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d’exemplaires. Les 1 988 autres prix littéraires récompensent leur lauréat d’un chèque dont le montant peut aller de 3 000 à 50 000 euros. De quoi mettre du beurre dans les épinards d’un écrivain qui vend peu.

Ce qui m’intéresse, c’est plutôt de couronner du nouveau en littérature

Vous dites que la France est un pays littéraire. Pourtant, comme ailleurs, de nombreuses librairies y luttent à armes inégales contre Amazon, et lors des confinements dus à la pandémie de Covid, la France, au contraire de la Belgique d’ailleurs, a beaucoup tardé à rouvrir les librairies, rechignant à les désigner comme des commerces “essentiels”, ce qui a tout de même beaucoup fait parler. Qu’en pensez-vous?

Quand je dis que la France est un pays littéraire, je ne parle pas d’économie mais d’un inconscient collectif qui sublime la littérature. De Mitterrand à Macron, les présidents se font représenter pour leurs photos officielles avec des livres, et l’apprentissage de la langue française, à l’école, continue de se faire à partir de textes littéraires. En ce sens, la littérature n’est pas un produit, essentiel ou non, mais l’essence même de notre nation.

De même que pour la France en tant que république, avec laquelle vous comparez les micro-républiques que constituent ces prix littéraires -vous parlez de “république des lettres”– et leurs tentatives démocratiques, de nombreuses voix s’élèvent régulièrement contre des règlements désuets, un entre-soi, etc. Le milieu littéraire doit-il songer à sa VIe République?

Les liens entre la littérature et la politique sont toujours très importants en France. De nombreuses voix, dont la mienne, s’élèvent aujourd’hui dans le pays pour considérer que la Ve République est révolue et qu’il est temps d’élaborer une Constitution plus moderne, plus démocratique. Ce que j’appelle “la république des lettres”, dont les prix sont un pilier, est un miroir de la république. Si celle-ci venait à changer, cela aurait un impact sur les prix qui eux-mêmes évolueraient vers plus de démocratie.

Vous êtes vous-même juré, du prix de Flore et du prix Décembre. Rassurez-nous: les choix ne sont pas seulement guidés par des intérêts financiers et/ou des pressions des éditeurs. Le souci de couronner l’exigence littéraire subsiste toujours lors de vos fameux “débats”?

Je n’aime pas trop ce mot d’exigence… Ce qui m’intéresse, c’est plutôt de couronner du nouveau en littérature. Le Décembre et le Flore sont des prix de découverte. Nous lançons de nouvelles voix dans la carrière. Ainsi avons-nous couronné Mathias Énard ou Houellebecq des années avant qu’ils n’obtiennent le Goncourt. Nos débats sont courtois mais animés. Comme ces deux prix font peu vendre, la pression des éditeurs n’y est pas trop forte.

Dans votre précédent essai, Cantique de la critique, vous vous inquiétiez de la possible disparition de la critique. Les prix, par leur logique de classement des œuvres, ne constituent-ils pas aussi une forme survivante de critique littéraire?

Tout au long du XXe siècle, la critique s’est insurgée contre la compétition malsaine des prix qui transforme l’écrivain en un cheval de course. Mais à l’heure des paris sportifs et de l’ultra-libéralisme qui organise la compétition entre tous et toutes, ça ne semble plus poser de problèmes, hélas!

Récemment, sur France Inter, vous avez dit craindre l’arrivée du business du luxe dans la littérature. Doit-on s’inquiéter pour le livre et la culture en général?

C’est ma plus grande crainte: que la littérature devienne à l’avenir une activité de luxe, financée par des mécènes et à seule destination d’une élite.

Arnaud Viviant

1963 Naissance en France

1998 Premier roman, La Ville des grincements de dents, aux éditions Calmann-Levy

2000 Intègre l’équipe du Masque et la Plume, sur France Inter

2017 Candidat aux élections législatives françaises

2023 Sortie de Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires, aux éditions La Fabrique

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