Critique | Livres

Cataract City de Craig Davidson, roman d’apprentissage coup de poing

Craig Davidson © DR
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

ROMAN | Sur fond de rédemption et de vengeance, deux hommes tentent d’échapper à leur destin. Un roman d’apprentissage coup de poing.

Cataract City de Craig Davidson, roman d'apprentissage coup de poing

Duncan Diggs, alias Dunk, a passé huit ans derrière les barreaux. Son ami d’enfance Owen Stuckey, Owe pour les intimes, est venu le chercher à sa sortie. Pas d’effusion de joie, à peine quelques banalités échangées. Plus que de la pudeur, le signe d’une tension souterraine, de plaies mal cicatrisées. Owen raccompagne son passager chez ses parents, à Cataract City, surnom de Niagara Falls, petite ville ouvrière sans charme plantée sur la rive canadienne des chutes où l’horizon professionnel se résume à une biscuiterie industrielle. C’est dans ce triangle des Bermudes social qu’ils sont nés, qu’ils ont grandi, échouant à déployer leurs ailes pour quitter cet espace confiné peuplé d’âmes déglinguées. « Il m’est arrivé de haïr cette foutue ville. Le sentiment d’échec omniprésent me donnait la nausée, engendrait l’impression de vivre dans une prison aux murs élastiques », observera Owen dans un moment de lucidité.

A tour de rôle, les deux hommes vont prendre la parole pour raconter leur histoire, décortiquant comme un oignon les couches successives d’une amitié à double tranchant. A chaque épisode du chemin de croix, son lot de pleurs, de souffrances, d’espoirs fracassés, comme si une malédiction saturait l’air ambiant. Ils n’ont que douze ans quand le sort les met à l’épreuve. Leur idole, un catcheur de seconde zone, les embarque dans les bois où il pète un câble et les abandonne au milieu du grand nulle part. Pendant plusieurs jours, ils vont devoir survivre au froid, à la faim et aux loups dans une nature vorace et oppressante.

Esprit de vengeance

Une épreuve qui les vaccinera contre le bonheur et qui les liera à jamais, pour le meilleur et pour le pire. Chacun à sa façon va s’atteler ensuite à gâcher son existence. Owe, le moins torturé des deux, était pourtant bien parti, ses talents de basketteur lui ouvrant la voie des meilleures universités. Jusqu’au jour où des bouseux du coin lui brisent le genou, en même temps que ses rêves de fuite. Pas besoin d’assistance en revanche pour l’intrépide Duncan, il se débrouille très bien tout seul pour bousiller ses chances, y compris avec Ed, sa boussole affective. Habité par une colère sourde, il pousse les mauvaises portes, cherchant son salut dans les courses de lévriers d’abord, dans les combats de boxe clandestins ensuite, où son besoin de rédemption et de pénitence va l’immuniser contre la douleur. De fil en aiguille, et malgré les avertissements un peu trop timorés d’Owen, devenu flic entretemps, il se retrouve embarqué dans un coup foireux par un Indien sans pitié qui a flairé son penchant à l’autodestruction, ce qui lui vaudra ce long séjour à l’ombre. Mais la vengeance est un plat qui se mange froid. Au sens propre dans ce cas-ci puisqu’elle aura pour décor le linceul de l’hiver.

Comme dans son recueil de nouvelles Un goût de rouille et d’os (dans lequel Jacques Audiard a puisé la matière volcanique de son dernier film), Craig Davidson convoque l’Amérique des marginaux, leurs dérivatifs, leurs failles, leurs violences, pour composer un bouquet corrosif qui brûle les yeux et le ventre. On foule les mêmes territoires désenchantés de l’Amérique d’en bas que le Shotgun Stories de Jeff Nichols. D’une écriture fluide tissée de métaphores organiques (chapeau au traducteur), il malaxe la littérature, broie les mots et les os. Un roman dur et âpre, mais enrobé d’une sensibilité à fleur d’hématome le sauvant de la noirceur totale.

  • CATARACT CITY DE CRAIG DAVIDSON, ÉDITIONS ALBIN MICHEL, TRADUIT DE L’ANGLAIS (CANADA) PAR JEAN-LUC PINGRE, 484 PAGES.

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