Bret Easton Ellis: « J’ai toujours eu le sentiment d’être deux personnes à la fois »

© Jeff Burton

Vingt-cinq ans plus tard, Bret Easton Ellis donne une « Suite(s) impériale(s) » à son roman culte « Moins que zéro ». Un nouveau réquisitoire contre l’Amérique upperclass botoxée et désabusée. Interview sans additifs.

On imagine bien l’Hôtel Costes faire papier peint dans un des romans de Brest Easton Ellis. Quartier chic, personnel échappé d’un magazine de mode, ambiance tamisée, déco rustique bon teint mâtinée de branchitude signée Jacques Garcia. Du coup, l’imagination s’emballe. L’homme en costume sombre Armani et lunettes noires Ray Ban là-bas, n’est-ce pas Patrick Bateman venu faire quelques emplettes chez Vuitton et Hermès avant d’aller trucider l’une ou l’autre call-girl française? Et cette brindille en total look Calvin Klein martyrisant son BlackBerry, n’est-ce pas Blair, l’ex de Clay, de passage à Paris pour se refaire le menton, le nez ou la fesse chez le spécialiste mondial du relooking anatomique?

L’attachée de presse nous ramène à la réalité. C’est notre tour. On se retient d’ajouter: « Suivant! » Plus de 50 interviews au compteur, des directs télé, des séances de dédicaces, une apparition au festival America de Vincennes, tout ça rien que pour l’escale française d’une tournée promo aux accents worldwide. Pas de doute, Suite(s) impériale(s) est la sortie de l’année.

D’autant plus attendue que l’enfant terrible des lettres américaines est un coureur de fond plus qu’un sprinteur: à peine sept livres en 25 ans. Mais quels livres! Moins que zéro, Les lois de l’attraction, Zombies, American Psycho, Glamorama, Lunar Park (qui vient d’être réédité en poche chez 10/18) et aujourd’hui Suite(s) impériale(s)… Sa bibliographie, qui offre une vue plongeante sur l’enfer climatisé des beaux quartiers de L.A. ou New York, flirte avec la perfection. Même quand il s’essouffle un peu, comme dans Glamorama, BEE reste au-dessus de la moyenne. Chacune de ses incursions sur les terres du mal est une expérience psychosomatique transcendée par une écriture froide et désaffectisée. Presque métronomique. Le monde clinquant et glamour qu’il déshabille jusqu’à l’os n’en apparaît que plus incurable, comme un fruit bien rouge en apparence mais rongé de l’intérieur par le ver de l’aliénation, de la solitude, de l’ennui et de la paranoïa. On aime ou on déteste.

Adulé en Australie comme en Grande-Bretagne ou en France, Bret Easton Ellis est prophète dans tous les pays… sauf le sien. Le public et la critique américaines continuent de le bouder. Trop radical, trop cru, trop assassin avec cet american way of life qu’ils chérissent autant que leur premier amendement. Ils ne supportent pas l’image glacée d’une société dévorant ses enfants et s’abîmant dans le vide que renvoie le miroir de ses récits. Comme Paul Auster ou Douglas Kennedy, BEE est ainsi condamné à chasser les lecteurs hors de ses frontières naturelles. Un exercice dans lequel excelle le Californien. Avec à la clé un statut de rock star plutôt inhabituel pour un intello. « Il y avait plus de 400 personnes hier dans une librairie pour une séance de dédicace », roucoule son éditrice chez Robert Laffont, qui constate que le buzz enfle à chaque livre, faisant taire ceux qui seraient tentés de voir en lui un écrivain has been.

On rejoint donc l’auteur culte d’American Psycho dans son alcôve, un bureau tout en velours, boiseries vernies et cuir souple niché au bout d’un couloir long comme un cordon ombilical. Mais où sont les filles nues et la coke qui peuplent ses histoires? Sans doute soigneusement rangées dans sa chambre quelques étages plus haut… « Bienvenue dans la cellule où on m’a enfermé depuis une semaine », lance-t-il en tendant une main ferme et chaleureuse. « Vous voulez dire la tanière du loup », improvise-t-on pour donner le change. C’est qu’à force de côtoyer une oeuvre au casting riche en détraqués et psychopathes sapés comme des milords, on s’attend à rencontrer le diable en personne, ou à tout le moins un monstre de suffisance dont le cynisme exsuderait par tous les pores sous une chemise en popeline à 500 dollars.

Rien de tout ça. Physiquement, Bret Easton Ellis flirte même dangereusement avec la négligence. Casquette Nike noire vissée sur la tête, pantalon de jogging informe, sweat-shirt grenat délavé aux manches trop longues dépassant d’un manteau trois quart en laine bleu foncé qu’il ne quittera pas. Seules les grosses montures noires de ses lunettes trahissent son pedigree social. Pour un peu, il ferait penser à un milliardaire devenu clochard après avoir mis tous ses oeufs en or dans le panier Madoff.

La décontraction n’est pas que de façade. Le père des pires personnages de papier inventés ces trois dernières décennies se montre d’emblée affable et prévenant. Le légendaire professionnalisme des Américains en action? « Il y a un malentendu me concernant, clarifie-t-il en vous harponnant du regard. Comme mes livres sont maléfiques et bizarres, on pense que je le suis aussi. C’est faux. » On ne peut s’empêcher de se demander, vu ses antécédents littéraires et son habitude à mélanger réalité et fiction, s’il ne joue pas malgré tout un personnage. Pour entretenir le mythe Bret Easton Ellis.

« Êtes-vous un imposteur? » Un muscle maxillaire fige son visage poupon mais il ne nous envoie pas tout de suite son poing dans la figure. Au contraire, après un instant, il sourit. « Oui et non. Parfois j’ai l’impression d’en être un. Que tout ça, mes livres, ma vie, ne sont qu’une farce. Mais dans le même temps, je peux vous assurer que j’ai sué sur chacun de mes bouquins, parfois pendant des années. Il y a donc forcément une part d’authenticité dans mon travail. Tout ne peut pas être qu’une mystification… » Pas de mystification mais quand même une marque Bret Easton Ellis. Il opine du chef. « Quand vous regardez la couverture de Suite(s) impériale(s) à un mètre ou deux, vous n’arrivez pas à lire le titre. Vous ne voyez que mon nom! Mon nom est écrit en grand alors que le titre est tout petit. Comment interpréter ce choix? Est-ce qu’on vend un livre ou l’objet Bret Easton Ellis? Une expérience Bret Easton Ellis? »

Du rose au noir

Dans ce roman justement, il imagine le présent de la faune dorée et décadente de Moins que zéro. On retrouve donc Clay, Blair, Trent, Rip et Julian, mais avec 25 ans de plus. Les kids défoncés d’hier sont devenus des personnes en vue du cinéma, mais les démons rôdent toujours. Sexe, drogue, violence et ennui rythment des existences en équilibre instable sur le fil du rasoir. Outre la noirceur désespérée du trait, ce qui frappe, c’est le voile de mélancolie qui recouvre cet univers de faux-semblants. « Quand on vieillit, on devient mélancolique, justifie le romancier. Je sais ce que c’est parce que je me suis toujours senti comme un vieil homme. Même à 18 ans. Un ado n’aurait jamais pu écrire Moins que zéro! »

Sur sa lancée, l’écrivain nous emmène faire un tour dans les cuisines de ce sequel pour nous expliquer comment les ingrédients de sa vie ont influencé l’assaisonnement du plat. « Après Lunar Park, j’avais dans l’idée d’écrire (il fait mine de chuchoter, ndlr) une romance entre Blair et Clay! J’étais parti là-dessus. Et puis il y a eu l’épisode The informers, l’adaptation au cinéma de mon recueil de nouvelles Zombies. (Il prend un air théâtral d’indignation, ndlr). Un fiasco! Ils ont tout bousillé. J’étais en colère, je me sentais trahi, y compris par des amis proches. Cette aventure m’a déprimé. Suite(s) impériale(s) reflète cet état d’esprit. » Voilà comment une romance tourne au vinaigre balsamique…

Ce qui démontre une fois de plus la grande proximité qu’entretient BEE avec ses personnages. Il ne s’en cache plus. « J’ai toujours su que je parlais de moi mais je ne le disais pas clairement. Parce que je voulais qu’on s’intéresse avant tout à la dimension universelle de mes livres. American Psycho ou Glamorama me mettent à nu mais dépeignent aussi les travers d’une société aveuglée par la célébrité et l’argent. » Il assume tout, même les zones d’ombre. « J’ai toujours eu le sentiment d’être deux personnes à la fois. Une partie de moi est capable du meilleur, et une autre du pire. Quand je sens que je vais passer à l’acte, franchir la ligne rouge, je me mets à mon bureau et j’écris. Ça me soulage, même si ce sont des choses horribles que je suis en train d’écrire. C’est un exutoire, une thérapie. »

On est au coeur du « système ellisien ». Chaque livre est une réponse à un stress, à une angoisse existentielle qui trouve sa source, grand classique, dans l’enfance. « Je me suis toujours senti différent, comme un extraterrestre. Dès l’âge de 5 ans!, confesse ce grand admirateur de Raymond Chandler. Le premier livre que j’ai écrit raconte les déboires d’un enfant qui se réveille avec le physique d’une crêpe! Mes héros étaient tous torturés. A l’extérieur, j’avais l’air heureux, j’étais plutôt bien de ma personne, populaire, drôle, j’aimais aller à la plage, je sortais beaucoup. Mais j’étais triste. C’est pour canaliser ce sentiment que je me suis mis à écrire. »

Une tristesse qui aurait quelque chose à voir avec le père, fantôme obsédant de Lunar Park? Touché. »Je ne me suis jamais remis de l’abandon de mon père, avoue-t-il en tirant sur les manches de son sweat. Avant même qu’il ne quitte la maison quand j’avais 15 ans, il n’était déjà plus vraiment là. Il buvait beaucoup. Quand il ne voyageait pas, il s’enfermait dans son bureau. Il m’a rejeté. J’en souffre encore. Mes relations avec les hommes, et je ne parle pas des relations amoureuses, mais simplement des relations d’amitié, ont été compliquées à cause de ça. J’ai toujours besoin de tester l’autre, de le mettre à l’épreuve. Tout prend une tournure dramatique. »

Clair-obscur

Cette confession est débitée sans amertume ni trémolo dans la voix. Ce n’est pas le genre de la maison. Par contre, les grimaces sont de série… D’autres sujets défilent ensuite sur la table. Comme sa passion pour les feuilletons télé, notamment Mad Men, ses déceptions dans ce domaine, en particulier Treme, qu’il trouve pompeux et ankylosé, trop de culpabilité, pas assez d’humour. Il est aussi question du scénario qu’il a écrit pour Gus Van Sant, lequel a décliné mais promis de produire le projet, ou encore de l’impression d’avoir terminé un cycle avec ce roman, sans savoir très bien ce qui suivra. Il est temps de laisser la place au… suivant. Poignée de main, regard franc et sa silhouette d’ado éternel n’est déjà plus qu’un souvenir. Drôle d’oiseau. Il a le chic de ne pas verrouiller ses secrets dans une petite boîte. Mais ne joue-t-il pas la transparence pour mieux brouiller les pistes? On l’imagine bien ricaner dans notre dos de nous avoir piégé en nous passant la pommade de ses confidences… Qu’importe, l’histoire était belle.

Suite(s) impériale(s), de Bret Easton Ellis, éditions Robert Laffont, 234 pages.

Après l’époustouflant Lunar Park (10/18), valse hallucinée avec ses démons intérieurs, on se demandait dans quelle direction allait partir Bret Easton Ellis. Suite(s) impériale(s) (un titre emprunté à une chanson d’Elvis Costello) nous apporte enfin la réponse: le portraitiste féroce de la génération X retourne aux sources, là où tout a commencé il y a 25 ans avec Moins que zéro, premier roman (culte) d’une jeunesse dorée en perdition.

On retrouve donc Clay et sa clique dans le brasier de L.A. Bronzés et reliftés, ils bossent désormais dans le cinéma. Et se débattent toujours avec la solitude, l’ennui, le spleen, autant de chaînes que la drogue, le luxe et le sexe, la sainte trilogie d’Ellis, n’arrivent pas à faire oublier complètement. Dans cet univers impitoyable de faux-semblants, mieux vaut ne pas éprouver de vrais sentiments. Clay en fera l’expérience en tombant amoureux d’une de ces filles qui sont meilleures actrices dans la vie qu’au cinéma.

L’écrivain récite ses gammes à la perfection, il distille son poison noir et sème le désespoir à coups de scènes blafardes et enrobées d’un épais mystère lynchéen, mais il manque ce grain de folie qui aurait fait exploser ce magma de paranoïa et de désenchantement. Brillant mais un poil paresseux. Un roman (Moins que) zéro risque en somme…

L.R.

Laurent Raphaël, à Paris

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