50 ans d’Astérix: coulisses d’un psychodrame où les menhirs volent bas

COLÈRE. "Ma fille semble avoir perdu le sens des choses. Je ne souhaitais pas que ma maison d'édition tombe entre ses mains." © S. DE SAKUTIN/AFP

Alors qu’il fête ses 50 ans, le célèbre Gaulois se retrouve dans la tourmente. Enjeu: un empire florissant – albums, films, parc de loisirs – sur fond de brouille entre Uderzo et sa fille. La zizanie.

Il y a quelques mois, quand Albert Uderzo a invité une poignée de proches à l’inauguration d’un court de squash dans sa maison de campagne, certains ont sursauté. Un court de squash? A 80 ans? Après tout, sa propriété aux portes de la Normandie compte déjà un garage avec quatre Ferrari – la passion du créateur d’Astérix – un menhir – en hommage à qui vous savez – et même un feu tricolore avec un passage clouté, don de son ami René Goscinny. Au jour dit, les invités se retrouvent donc devant un gigantesque hangar. Sur la porte, deux portraits de Tanguy et Laverdure, les pilotes des Chevaliers du ciel, la série créée par Uderzo dans les années 1960. Sourire aux lèvres, le maître des lieux appuie sur un bouton. La musique des Chevaliers du ciel retentit à tue-tête, les portes s’ouvrent et les invités, abasourdis, voient sortir le cockpit, puis les ailes et enfin la queue d’un… Mirage! Un authentique avion de chasse sorti des ateliers Dassault, monté sur rails grâce à une incroyable machinerie.

Un Mirage dans son jardin! Albert Uderzo s’est offert un rêve d’enfant. Après tout, pourquoi pas? Ce fils de menuisier italien, qui a grandi dans un appartement sans eau courante de la banlieue parisienne défavorisée, a gagné des dizaines de millions de sesterces avec Astérix: le petit Gaulois, créé en 1959 avec son ami René Goscinny (disparu en 1977), fêtera ses 50 ans en octobre et ses albums se sont vendus à 327 millions d’exemplaires à travers le monde. Autant dire qu’à bientôt 82 ans Uderzo n’est pas dans le besoin. Aussi c’est avec un certain étonnement que l’on a appris que cet amateur de Mirage venait de vendre les éditions Albert René, qui veillent sur le destin de son petit village gaulois, au géant Hachette.

COMPLICITE?. C'est en un quart d'heure qu'en 1959 Goscinny et Uderzo ont cre?e? les personnages d'Aste?rix.
COMPLICITE?. C’est en un quart d’heure qu’en 1959 Goscinny et Uderzo ont cre?e? les personnages d’Aste?rix.© AFP

Le contrat a été signé le 12 décembre 2008 dans les bureaux du cabinet d’avocats Hastings, Janofsky & Walker. Un contrat de plusieurs dizaines de millions d’euros. Ce jour-là, Albert Uderzo et Anne Goscinny, ayant droit de son père, accordent les droits d’édition pour l’éternité ou presque – septante ans après la mort du dessinateur – à Hachette. Ils cèdent également 60% des éditions Albert René au groupe d’Arnaud Lagardère, qui récupère au passage les droits dérivés – licences publicitaires, parc Astérix (une bonne cash machine) et, surtout, films (Mission Cléopâtre a attiré 14 millions de spectateurs). Prévoyant, le contrat englobe même les supports « inconnus à ce jour »! « Nos premiers contacts remontent à mars 2007, raconte Arnaud Nourry, PDG de Hachette-Livres. Notre volonté est de développer la série sur le long terme. » Albert Uderzo et Anne Goscinny continueront, en revanche, à percevoir leurs confortables droits d’auteur.

Mais c’est une dernière clause qui a fait bondir – de joie ou d’inquiétude – tous les amoureux d’Astérix: contrairement à ce qu’il avait écrit noir sur blanc dans son testament, Uderzo autorise la poursuite de la série après sa mort. Mieux que la potion magique, par une simple signature apposée en bas d’un contrat, Astérix est devenu immortel.

Mon pe?re est manipule? », s’insurge Sylvie Uderzo

A peine l’encre du contrat sèche, une secrétaire pousse une petite table roulante avec du champagne. Albert Uderzo, son épouse, Ada, Anne Goscinny, Arnaud Nourry et une brochette d’avocats trinquent. « Pourtant, Albert semblait un peu triste, comme s’il manquait quelqu’un », se souvient un témoin… Et, en effet, il y a bien une absente: Sylvie Uderzo, 52 ans, fille unique du dessinateur d’Astérix et propriétaire des 40% restants des actions des éditions Albert René. « Je ne comprends pas pourquoi mon père a autorisé la poursuite d’Astérix. Il est manipulé. Désormais, comme le petit village gaulois, j’entre en résistance contre les envahisseurs romains d’Hachette », déclare au Vif/L’Express, très remontée, cette femme, qui est le portrait craché de son père.

Astérix, pourtant, est le « jumeau de papier » de Sylvie. A 3 ans, la petite fille court entre les jambes de son père, lorsque, par un après-midi caniculaire de l’été 1959, dans le salon de leur modeste appartement de banlieue, Albert Uderzo et René Goscinny cherchent désespérément un personnage de bande dessinée pour l’hebdomadaire Pilote. Les deux hommes se sont connus en 1951: Goscinny est un scénariste à l’humour ravageur et Uderzo, bien que né daltonien et avec six doigts à chaque main – une petite cicatrice témoigne encore de l’ablation des doigts surnuméraires – possède un coup de pinceau incroyablement virtuose. Ce jour-là, pastis aidant, les deux complices passent en revue l’histoire de France à la recherche d’une idée. « La Gaule et les Gaulois? » hasarde Uderzo. « Pourquoi pas? » répond René. Moment de grâce: en un quart d’heure, dans cette tour de Bobigny, les deux compères imaginent Astérix, le petit village, le druide, le barde et la potion magique!

On connaît la suite… Uderzo est rivé à sa table à dessin du matin au soir, et il n’est pas rare que sa petite Sylvie s’endorme sur une planche à peine sèche. « Albert et sa fille étaient unis par une complicité et une tendresse immenses », se souvient Anne Goscinny. René Goscinny et « Bébert », eux, sont comme deux frères. Jusqu’à ce jour fatal de 1977 où Goscinny meurt d’une crise cardiaque lors d’un banal test d’effort. Uderzo met des mois à émerger. Des mois durant lesquels il n’apprécie guère les commentaires de confrères et de la presse mettant en doute sa capacité à continuer la série seul. « Celui qui reprendra Astérix se cassera la gueule », prédit même Greg, le père d’Achille Talon.

Piqué dans son orgueil, Uderzo prend alors deux décisions: poursuivre, avec l’accord de Gilberte, la veuve de son copain René, les aventures du petit Gaulois; et créer sa propre maison, les éditions Albert René. Les « goscinniens » ont beau critiquer les neuf albums qui en résulteront, le succès est plus phénoménal que jamais. Même si, au fil des ans, en raison d’une raideur dans la main, il se fait aider par deux frères talentueux, Frédéric et Thierry Mébarki, pour l’encrage et les couleurs, Uderzo réalise encore aujourd’hui tous les crayonnés.

Pendant trente ans, les éditions Albert René « crachent » donc de substantiels dividendes – qui tombent dans la poche d’Albert (40%), de Gilberte, puis, à sa mort, d’Anne Goscinny (20%) et, enfin, de Sylvie Uderzo, à qui son père a généreusement offert, par une donation, en 2001, les 40% restants. On parle ici de millions d’euros.

L'HE?RITIE?RE. Sylvie Uderzo et son conjoint, Bernard de Choisy.
L’HE?RITIE?RE. Sylvie Uderzo et son conjoint, Bernard de Choisy.© E. ROBERT/VIP PRODUCTION/CORBIS

Après des débuts comme attachée de presse dans le cinéma, très vite, Sylvie est embauchée aux éditions Albert René, tout d’abord comme chargée de communication, puis comme directrice générale. « J’ai l’impression d’avoir toujours travaillé au service d’Astérix et de mon père », confie-t-elle. Grand classique du vaudeville familial, c’est un gendre qui va cristalliser le conflit. Bernard de Choisy entre dans la vie de Sylvie en 1990. Très vite, ce publicitaire à la longue chevelure prend en main les destinées du petit Gaulois. Il a mille idées à l’heure, relance les dessins animés, révise les contrats cinéma – une clause exorbitante accordait à Claude Berri un droit de préférence pendant… vingt-cinq ans! – et rédige même une biographie de son beau-père, Uderzo-Storix (JC Lattès).

Un épisode, pourtant, va meurtrir Albert. Un beau jour de 1995, il reçoit un coup de fil du commissaire-priseur Me Tajan: « Bonjour, nous comptons vendre aux enchères une couverture d’Astérix… » Uderzo s’étonne: presque toutes les couvertures sont encadrées dans son hôtel particulier de Neuilly. « Il s’agit de La Rose et le Glaive », poursuit Me Tajan. Le père d’Astérix en reste abasourdi: cette couverture, il l’a donnée en cadeau quelques mois plus tôt à son gendre! « Cela m’est resté en travers de la gorge », confie Uderzo.

Les relations avec son gendre se refroidissent. En 1997, Bernard de Choisy est remercié. Mais sa fille plaide sa cause. Entre-temps, un second petit-fils est né (le premier est issu du précédent mariage de Sylvie). Bernard de Choisy revient donc comme consultant extérieur. Via sa société, BB2C, il facture ainsi chaque année – 399 000 euros pour 2005, 483 000 pour 2007 – ses prestations aux éditions Albert René. En réalité, Bernard de Choisy se comporte en véritable boss de la maison. Il agace en interne et dans l’entourage de son beau-père. « Il a voulu être calife à la place du calife », dira Me Olivier Baratelli, l’avocat d’Albert Uderzo.

Des facturations hors de proportion avec le travail re?alise?

Un nouvel épisode va cristalliser les tensions. Pour le lancement du Ciel lui tombe sur la tête, 33e album de la série, paru en 2005, Bernard de Choisy organise une conférence de presse mondiale à Bruxelles. Albert Uderzo est là, assis entre un Obélix et un Idéfix en résine, mais c’est son gendre qui parle, égrenant sans fin la liste des sponsors, au point qu’un journaliste l’interrompt: « C’est pour ça que vous nous avez fait venir de toute l’Europe? » Uderzo se souvient: « J’avais honte. Tout ce tralala devant 200 personnes pour ne rien dire, ne rien montrer. »

Les relations entre les deux hommes ne font qu’empirer. Uderzo n’a jamais aimé partager le pouvoir. A 80 ans moins que jamais. Le 26 juin 2007, dans une lettre cinglante, il met fin à toute collaboration avec Bernard de Choisy, lui reprochant son « attitude inqualifiable » et des « facturations hors de proportion avec le travail effectivement réalisé » – il est notamment question de notes de taxis « injustifiées » pour un total de 74 639 euros sur trois ans.

Six mois plus tard, c’est l’impensable pour tous les familiers du clan Uderzo: Albert licencie sa fille des éditions Albert René! Sans la moindre indemnité. Comme l’exige la loi, le président de la société, Albert Uderzo, convoque sa salariée, Sylvie Uderzo, pour un « entretien préalable ». Scène glaciale dans les bureaux de l’avenue Victor-Hugo. « A ce moment-là, je n’ai pas reconnu mon père », dit-elle, encore affectée. Depuis, bien qu’habitant à un lancer de menhir l’un de l’autre, à Neuilly, ils ne se croisent plus guère. Sylvie est bien passée le 11 décembre 2008, veille de la cession à Hachette, pour tenter de dissuader in extremis son père de vendre. Sans succès.

« Combien vous donne Hachette? J’offre plus! »

On navigue entre îdipe et Dallas-sur-Seine. Référés, prud’hommes, saisies de disques durs: entre la fille et ce père qui se sont tant aimés, on communique désormais par juges interposés, comme ce 5 février 2009, au tribunal de commerce de Nanterre. Alors, la vente à Hachette ne serait-elle pas destinée à tourner définitivement la page ? Uderzo n’a même pas pris la peine de faire monter les enchères. Son petit Gaulois excitait pourtant bien des convoitises : TF 1, M 6 et Média Participations (Dargaud) ont sorti leur carnet de chèques. Le richissime homme d’affaires Jean-Claude Darmon est même venu voir Uderzo chez lui, à Neuilly, accompagné de son avocat, un certain Jean-François Copé (qui relancera plusieurs fois le dessinateur par la suite): « Combien vous donne Hachette? J’offre plus! » lance Darmon à la hussarde. En vain. Ce sera Hachette. Qui, si l’on en croit le compte rendu du conseil d’administration du 6 janvier dernier, n’est pas disposé à faire de cadeaux à l’actionnaire minoritaire, Sylvie Uderzo. Paradoxe de ce feuilleton: celle-ci est l’unique héritière de la fortune de son père, et c’est elle qui percevra les droits d’Astérix lorsqu’Albert ira rejoindre son ami René au ciel.

« Avec Hachette, Astérix est entre de bonnes mains, confie Anne Goscinny. Nous nous sommes assurés que, lors de ses aventures futures, il ne pourrait donner lieu à aucune exploitation politique, religieuse ou sexuelle. Et puis, si Astérix a déjà survécu à la mort de mon père, pourquoi ne pourrait-il pas surmonter le départ de son second créateur? »

Uderzo: « Astérix me survivra »

Le Vif/L’Express: Pourquoi avoir vendu, à la fin de 2008, votre maison d’édition, qui publie depuis 1979 les aventures d’Astérix, à Hachette?

Albert Uderzo: Disons-le franchement: je n’ai pas besoin d’argent. Astérix m’a comblé au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer. Mais je vais avoir 82 ans en avril et je ne suis pas immortel. J’ai voulu assurer la pérennité de mes personnages en les confiant à un groupe solide, qui diffuse déjà nos albums depuis de longues années. J’ai donc cédé à Hachette les 40% des éditions Albert René que je détenais, en accord avec Anne Goscinny, ayant droit de René, qui a cédé ses 20%. Nous gardons évidemment le droit moral de création. Mais je ne souhaitais pas que cette maison tombe entre les mains de ma fille, Sylvie – qui détient toujours les 40% restants – ni surtout de son conjoint, qui aurait dilapidé les bénéfices.

Dans une tribune publiée par Le Monde, votre fille vous accuse d' »avoir renié vos valeurs » et d’être manipulé…

Ma fille tient des propos dégradants et indignes, laissant entendre que la sénilité me ferait perdre toute capacité de décision au sein d’une société que j’ai créée seul il y a bientôt trente ans. En tant que père, j’ai apporté à ma fille unique beaucoup d’amour et lui ai accordé plusieurs donations, dont celle des 40% des éditions Albert René, qui lui ont apporté d’appréciables subsides. Mais elle semble avoir perdu le sens des choses, aidée en cela par un conjoint qui espérait détenir toujours davantage de pouvoir.

50 ans d'Astérix: coulisses d'un psychodrame où les menhirs volent bas
© Albert René

Contrairement à ce que vous aviez toujours dit, vous avez accordé à Hachette le droit de poursuivre les aventures d’Astérix après votre mort. Pourquoi?

C’est vrai, j’ai changé d’avis. J’ai considéré qu’Astérix n’appartenait pas à ses auteurs, mais à ses lecteurs. Il est une sorte d’emblème national, même si René et moi n’avons jamais voulu en faire un héros cocardier. Je trouve par ailleurs que Lucky Luke, Les Schtroumpfs ou Spirou et Fantasio, de feu mes amis Morris, Peyo et Franquin, ont été repris par des auteurs de qualité. Et puis regardez Tintin: les ventes d’albums baissent depuis la mort de Hergé. Il est très dur de faire vivre une série sans nouveauté. Alors, avec Anne Goscinny, nous nous sommes demandé: « Pourquoi pas? »

Savez-vous déjà qui pourrait reprendre la série?

J’ai autour de moi deux ou trois collaborateurs de grand talent, qui encrent et colorient mes dessins depuis des années. Il paraîtrait assez naturel de se tourner vers eux. Mais, vous savez, tant que je pourrai dessiner, je le ferai! Je travaille en ce moment sur un album qui paraîtra en octobre, pour les 50 ans d’Astérix. Il s’intitulera Le Livre d’or d’Astérix et devrait réserver quelques surprises. Je m’escrime en ce moment sur un dessin composé de 80 personnages. Et j’ai déjà une idée pour l’album suivant.

Les critiques négatives qui ont accompagné la sortie de votre dernier album, Le ciel lui tombe sur la tête, vous ont-elles atteint?

Je vais vous faire un aveu: j’ai songé à abandonner définitivement. Pourtant, depuis la disparition de René, j’avais déjà entendu beaucoup de choses désagréables. Mais là, je l’ai très mal vécu. Avec cet album, j’ai voulu écrire une parabole sur l’invasion de notre culture par les Etats-Unis et le Japon – deux des rares pays où, curieusement, Astérix n’a jamais marché – mais tout le monde a pris cela au premier degré. J’ai raté mon coup. Enfin, il s’en est quand même vendu 5,5 millions d’exemplaires dans le monde…

L’une de vos planches originales a été vendue 300.000 euros en novembre 2008. Que vont devenir les 1.500 autres que vous gardez précieusement dans un coffre-fort?

Pour éviter tout risque de dispersion, j’ai décidé, il y a peu, que je léguerai les deux premiers épisodes à mes deux petits-fils et que je ferai don de tout le reste à la Bibliothèque nationale de France.

Quel regard jetez-vous aujourd’hui sur ce demi-siècle d’Astérix?

Vous savez, lorsque nous avons créé cette série avec René, il ne s’agissait que d’un petit personnage et de son ami Obélix. Notre rêve n’était pas de devenir Disney, pour lequel nous avions une immense admiration. Et puis il y a eu le succès, le parc Astérix, les dessins animés, les films. Mais nous, notre seule envie, au fond, c’était d’amuser les gens.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content