Chéri Samba sort sa griffe au Musée Maillol

Little Kadogo - I Am for Peace, That Is Why I Like Weapons, 2004: Très attentif à ce se passe dans son pays, Chéri Samba ne pouvait pas passer à côté du phénomène des enfants-soldats enrôlés par le président Laurent-Désiré Kabila. Sur le thème du “Si vis pacem para bellum”, le peintre signe ici une allégorie sans pitié pour le genre humain. © Chéri Samba / Photo: Maurice Aeschimann Courtesy The Jean Pigozzi African Art Collection
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Rares, les rétrospectives consacrées à l’œuvre de Chéri Samba consignent l’inventivité joyeuse d’un autodidacte surdoué. À Paris, le Musée Maillol retrace 40 ans de talent brut en plus de 50 tableaux.

Bouc soigneusement taillé, imposantes lunettes noires et costume brun satiné, Chéri Samba (1956, Kinto M’Vuila, République démocratique du Congo) en impose. Menton relevé et torse bombé, l’artiste rayonne. Ses genoux ont beau le faire souffrir -cela fait plusieurs heures que des cohortes de journalistes le sollicitent sans ménagement-, il ne se départit pas de ce sourire amusé propre à tous ceux qui sont conscients d’avoir été favorisés par la vie. Le Kinois est d’autant plus détendu qu’il “se sent bien représenté” par la rétrospective que l’opérateur culturel belge Tempora a imaginé pour lui au Musée Maillol à Paris.Je suis toujours heureux quand mes enfants sont réunis, explique-t-il. Bien sûr, il manque quelques tableaux illustrant mes premiers pas… Mais je ne suis pas sûr que je pourrais les reconnaître moi-même.” Au passage, on apprend que se séparer de ses “progénitures” a été un apprentissage difficile pour Chéri Samba. Au début, il refusait purement et simplement de les vendre. L’homme se souvient d’ailleurs d’une expérience particulièrement traumatisante lorsqu’un acheteur, dans le but de pouvoir repartir en Europe avec le tableau sous le bras, lui avait demandé de découper en trois partie une œuvre qu’il avait réalisée sur un panneau contreplaqué. Quarante années plus tard, l’exposition Chéri Samba, dont les contours ont été puisés dans la collection de Jean Pigozzi -un passionné d’art africain contemporain possédant des œuvres issues de quelque 140 artistes venus d’une vingtaine de pays différents- opère à la manière de retrouvailles. Joyeuse et éclatante, cette réunion de famille permet au visiteur de prendre la mesure de toute l’étendue d’une quête artistique exigeante, poursuivie sans relâche loin des académies. “Je n’ai jamais pris de vacances”, s’égaie le sexagénaire à qui l’on doit la grande composition Porte de Namur! Porte de l’Amour? ornant le quartier Matonge à Bruxelles.

J’aime la couleur, 2003: Incontestablement, ce grand format constitue un temps fort de la rétrospective consacrée au peintre. Avec sa lumière idéalisée et son goût du détail, il raconte une peinture à la fois naïve -aucune touche synthétique, pas d’économie de moyens- et savante -en ce qu’elle renvoie au travail optique du célèbre graveur néerlandais M.C. Escher.
J’aime la couleur, 2003: Incontestablement, ce grand format constitue un temps fort de la rétrospective consacrée au peintre. Avec sa lumière idéalisée et son goût du détail, il raconte une peinture à la fois naïve -aucune touche synthétique, pas d’économie de moyens- et savante -en ce qu’elle renvoie au travail optique du célèbre graveur néerlandais M.C. Escher. © Chéri Samba / Photo: Maurice Aeschimann Courtesy The Jean Pigozzi African Art Collection

Itinéraire d’un enfant gâté

Quand on questionne Chéri Samba à propos de ses premiers souvenirs picturaux, l’intéressé évoque des dessins d’un genre particulier. “Comme nous n’avions pas de jouets, je traçais des lignes dans le sable pour m’amuser. C’était assez troublant parce que j’ai ressenti d’emblée que ça m’emmènerait quelque part, sans savoir où, ni comprendre pourquoi.” Quelques années plus tard, à l’école, Mbimba Masi Ndo Mbasi, de son nom véritable, gagne sa popularité auprès de ses camarades de classe en copiant les bandes dessinées de Jeunes pour Jeunes, un magazine congolais très populaire ayant vu le jour au milieu des années 60. “Ils aimaient tant mes crayonnés qu’ils me les achetaient. Vu que mon père désapprouvait cette activité, je dessinais alors la nuit”, poursuit Samba. Autre temps fort, le jeune homme qu’il est alors réalise un panneau pour l’équipe de foot de son village. Trimballée à tous les matchs, la pancarte consacre son talent auprès de ceux qui le connaissent. “J’éprouvais de la fierté à voir mon travail ainsi brandi. J’ai réalisé que j’avais un don et qu’il me fallait partir pour Kinshasa si je voulais en vivre.

En 1972, Chéri Samba s’installe dans la mégalopole congolaise. Après avoir travaillé sous les ordres de deux peintres affichistes, le surdoué s’installe à son compte dès 1975, au croisement des avenues Birmanie et Kasa Vubu. “J’avais réussi à mettre de l’argent de côté, notamment grâce à des commandes qui m’étaient adressées en marge de mon travail salarié.” Très vite, le petit atelier est pris d’assaut par des clients qui sollicitent Samba pour son talent éclatant. Il faut dire que la période est faste, c’est celle de “Kin Kiesse”, littéralement “Kin la joie”, moment où toutes les énergies créatives convergent vers la plus grande ville d’Afrique. En peinture, il s’agit alors de recycler les toiles des sacs de farine en provenance de Midema, la minoterie de Matadi. L’heure est à l’invention. À tel point qu’à 23 ans, Mbimba Masi Ndo Mbasi décide de se réinventer lui-même: il s’appellera désormais Chéri Samba.

Quel avenir pour notre art?, 1997: Bien avant que cela soit un thème récurrent du débat actuel, Chéri Samba s’est interrogé il y a longtemps sur la question de l’appropriationnisme culturel. La composition présentée s’intègre dans un triptyque où l’artiste interroge la faible représentation des artistes africains dans les musées au regard du pillage formel opéré entre autres par le cubisme.
Quel avenir pour notre art?, 1997: Bien avant que cela soit un thème récurrent du débat actuel, Chéri Samba s’est interrogé il y a longtemps sur la question de l’appropriationnisme culturel. La composition présentée s’intègre dans un triptyque où l’artiste interroge la faible représentation des artistes africains dans les musées au regard du pillage formel opéré entre autres par le cubisme. © Chéri Samba / Photo: Maurice Aeschimann Courtesy The Jean Pigozzi African Art Collection

Comment se fait-il que la patte du peintre ait gagné des galons internationaux? Grâce à plusieurs messagers. On connaît bien le rôle d’André Magnin, commissaire et galeriste, qui a sillonné l’Afrique aux côté de Jean Pigozzi. Mais il ne faudrait pas pour autant sous-estimer l’étincelle produite par le premier à avoir fait preuve de la curiosité et du discernement nécessaire: Jean-François Bizot, le fondateur avant-gardiste du magazine Actuel. “Il est venu me voir à l’atelier, se rappelle Samba, puis il a voulu m’accompagner à la maison. Il m’a écrit un mot sur un papier et a dit: “Avec ça, tu pourras venir à Paris”… Je n’en revenais pas.” En 1982, coup de tonnerre, en plus de s’offrir un premier séjour à Paris, le peintre découvre six pages reproduisant son travail dans le très culte magazine français. Elles ne passent pas inaperçues dans les cénacles concernés. La graine est semée, qui prendra un certain temps avant d’éclore. Il faut attendre 1989 pour que Samba participe à une exposition qui fait grand bruit, Les Magiciens de la Terre, au Centre Pompidou et à la grande halle de la Villette. Mis sur pied par Jean-Hubert Martin, l’événement rassemble des artistes de tous les continents, repérés un à un lors de longues missions de terrain. But de la manœuvre? Donner à voir des “pratiques résistantes au post-colonialisme et curieuses de l’ouverture planétaire émergente”. Un an plus tard, coup d’accélérateur, le Congolais participe à un premier solo show hors Afrique, à Ostende. S’ensuivent J’aime Chéri Samba en 2004 à la Fondation Cartier, première et unique rétrospective digne de ce nom avant que Tempora n’embraie près de 20 ans plus tard, et surtout la 52e Biennale de Venise en 2007, qui le consacre à l’international.

Au rythme de Samba

Agencé thématiquement -les sections autoportraits, le rôle du féminin, Kinshasa, géopolitique…- et décliné sur deux niveaux, le parcours du Musée Maillol permet de cerner le style, non pas inimitable, car Samba se plaint régulièrement du tort qu’il subit en raison de la prolifération des faussaires, mais bien fluide et cohérent de sa démarche. Nourri à la bande dessinée et à l’esthétique des panneaux publicitaires, Chéri Samba a patiemment complexifié sa touche (on peut s’en rendre compte ci-contre en considérant deux tableaux peints à 20 ans de distance Le Peintre Chéri Samba en 1975 et J’aime la couleur). Ce qui frappe, c’est que cette passionnante forge d’images est tout sauf immobile, différents types de solutions formelles apparaissent au fil du temps. La plus célèbre, aussi la plus commentée, est celle que le virtuose a baptisée la “griffe sambaïenne”. De quoi s’agit-il? De ces textes -en français, en anglais, en lingala- qui émaillent ses compositions et dont la fonction est très pragmatique. “Je m’en sers pour que l’on reste plus longtemps devant mes toiles. Quand quelque chose est écrit, c’est plus fort que nous, on veut le déchiffrer”, explique humblement l’artiste. Une technique renforcée par l’usage de paillettes et de sequins qui font littéralement scintiller une palette chromatique déjà puissante. Un autre axe majeur opérant à plein régime est la dimension de “peintre journaliste” à l’œuvre. L’actualité est au cœur du pinceau de Chéri Samba, il ne fait l’impasse sur aucune des grandes problématiques de notre temps, qu’il s’agisse des ravages de virus tels qu’Ebola et le sida ou encore de la question de la dégradation de l’environnement. Libre, Chéri Samba ne craint pas de dénoncer, ainsi de Le Monde vomissant, une composition montrant le globe en train de régurgiter les armes et les mensonges de l’Amérique au moment de l’invasion de l’Irak sous le prétexte fallacieux des fameuses “armes de destruction massive” supposément entreposées par Saddam Hussein. Conscient du cycle déroutant qui veut que les bourreaux d’hier soient les victimes de demain, il signe par ailleurs Après le 11 sep 2001, toile apocalyptique qui n’est pas sans rappeler le Dulle Griet de Pieter Brueghel l’Ancien.

Le Peintre Chéri Samba en 1975, 1983 Comme dans le rap, il y a chez Chéri Samba un goût pour l’œuvre ego-tripée. Mis au regard de J’aime la couleur, ce tableau pointe le chemin pictural parcouru. La bordure verte, qui renvoie aux affiches publicitaires, est emblématique des œuvres de jeunesse de l’intéressé. Transparaît également une intégration beaucoup plus élémentaire du personnage sur le fond.
Le Peintre Chéri Samba en 1975, 1983 Comme dans le rap, il y a chez Chéri Samba un goût pour l’œuvre ego-tripée. Mis au regard de J’aime la couleur, ce tableau pointe le chemin pictural parcouru. La bordure verte, qui renvoie aux affiches publicitaires, est emblématique des œuvres de jeunesse de l’intéressé. Transparaît également une intégration beaucoup plus élémentaire du personnage sur le fond. © Chéri Samba / Photo: Maurice Aeschimann Courtesy The Jean Pigozzi African Art Collection

Il reste que Samba ne brosse pas que les grands tourments du globe. Certaines œuvres abordent le cercle de l’intimité, du quotidien, en distillant des enseignements moraux à travers une veine satirique à tout le moins déroutante (elle peut s’avérer même choquante en ce qu’elle redouble un certain traitement du corps féminin à travers l’Histoire de l’art). “Il ne faut jamais rien cacher à son père ou à sa mère, même une maladie soi-disant honteuse: tout enfant, petit ou grand, reste à jamais le bébé de ses parents. En cas de force majeure, le père ou la mère finit toujours par soigner son enfant”, prévient une composition dévoilant une jeune femme en train de subir sans ménagement pour sa pudeur Le Lavement annoncé par le titre de l’œuvre.

Chéri Samba, dans la collection Jean Pigozzi, au Musée Maillol, Paris. Jusqu’au 07/04. www.museemaillol.com

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