Au bout de mes rêves: la collection Vanhaerents s’expose à Lille

San Sebastian II de Kehinde Wiley. © Courtesy de l'artiste/Vanhaerents Art Collection
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

La famille Vanhaerents expose une partie de son hallucinante collection au Tripostal de Lille. Au bout de mes rêves assied le rôle crucial de l’initiative privée en matière de création plastique.

Au premier niveau du Tripostal, ce bâtiment autrefois destiné au tri du courrier lillois qui s’étend sur près de 6 000 mètres carrés, le visiteur tombe nez à nez, dans la pénombre, avec une étrange marionnette signée par Markus Schinwald. Nœud papillon rouge, pochette, costume sombre, teint cireux et expression figée, Walter (2007) se découvre comme la caricature boiteuse de Walter Vanhaerents, collectionneur belge bien connu immortalisé ici en flagrant délit de trépignement. Mis en branle par des fils de nylon qui suggèrent un état de déséquilibre -peut-être pas seulement physique- le pied du malaisant Polichinelle tapote le sol, évoquant ainsi un trait de caractère que l’on attribue volontiers à l’entreprenant patriarche: l’impatience. Fidèle à son univers trempé à même l’atmosphère des cabinets de curiosités expressionnistes, le plasticien autrichien théâtralise une personnalité aux contours ambivalents pour faire surgir un profil tracé aux confins “du désir, de l’aliénation et du fétichisme contemporain”, selon les mots de la commissaire Caroline David.

Énigmatique figure de fait que celle du collectionneur, dont notre époque a désormais bien compris qu’elle ne pourrait plus se passer -pour preuve, la cellule lille3000 convoque à intervalles réguliers ces mécènes qui prennent le relais de structures collectives peinant, quand il s’agit de culture, à justifier des dépenses publiques- et dont certains artistes n’hésitent pas, rompant ainsi avec une tradition parfois servile, à brosser des portraits ambigus. En plus d’être impatient, on savait que Walter Vanhaerents pouvait se montrer impressionnant… de dévouement et d’accompagnement, surtout quant à sa propension à faire vivre les pièces acquises à travers le temps.

On en avait eu un bel aperçu à Venise, à l’occasion de la 58e édition de la Biennale, lorsqu’il avait déployé une énergie insensée, quasi obsessionnelle, pour remettre en scène un cultissime “média variable”, comprendre “une œuvre requérant une reconstruction partielle ou complète des différents éléments qui la constituent”, si l’on s’en réfère à la définition de l’artiste Jon Ippolito. En l’occurrence, c’était The Death of James Lee Byars (1994) que l’ancien entrepreneur avait présenté dans la petite église Santa Maria della Visitazione, un édifice religieux aux lignes renaissantes situé sur le quai des Zattere en face de l’île de la Giudecca. Le tout pour une quête synesthésique qui avait mené le sexagénaire à commander pour l’occasion une façon de requiem en apesanteur au plasticien et compositeur libanais Zad Moultaka.

Voie singulière

Ce que nous apprend Au bout de mes rêves, l’exposition au Tripostal déjà plébiscitée par plus de 40 000 personnes, c’est que Walter Vanhaerents est avant tout imprévisible. Les 75 œuvres révélées au grand public par le biais d’un propos accessible démontrent sur trois niveaux combien sont inattendus les goûts de cet homme classé, selon le magazine Artnews, parmi les 200 collectionneurs mondiaux les plus influents. Sans doute faut-il également voir dans ce caractère déroutant l’apport de ses enfants, Joost et Els, qui sont totalement impliqués à ses côtés dans le projet de la Vanhaerents Art Collection. “Lorsque nous achetons nos œuvres d’art dans un moment d’émerveillement et d’engouement, nous le faisons avec nos yeux et notre cœur, pas avec nos oreilles. Le chemin d’un collectionneur est solitaire, il suit et achète les choses qu’il aime sans se soucier de l’opinion des autres”, répète régulièrement le fondateur. Sceptique face à ce genre de déclarations qui relèvent souvent du vœu pieu? On peut l’entendre, tant les réflexes en matière d’esthétique tiennent du grégarisme et de validations infusées à l’entre-soi…

Untitled (Twin Towers) d’Iván Navarro.
Untitled (Twin Towers) d’Iván Navarro. © dr

Toutefois, comme le signale Caroline David, un signe ne trompe pas. “Notre objectif était de donner à voir des artistes jamais présentés à Lille, soit un exercice d’autant plus difficile qu’un bon millier de noms se sont déjà succédé depuis 2004, notamment en puisant dans les trésors accumulés par des personnalités telles que Charles Saatchi, François Pinault ou encore Emmanuel Perrotin. Nous n’avons rencontré cependant aucune difficulté dans la mesure où la Vanhaerents Art Collection est atypique. Rien n’est convenu dans cette collection. Elle reflète la réalité contemporaine complexe. Chaos, construction, décomposition, régénération, passé se mêlant au futur… L’ordre trop évident, trop établi, se fracture”, confirme celle qui fut directrice du Frac Nord-Pas-de-Calais entre 1982 et 1996. En phase avec une collection idéale pour mettre le pied à la création contemporaine, le parcours séduit en ce qu’il détricote les habituels leviers thématiques utilisés. “Nous avons privilégié une approche de salles qui se tiennent. Souvent, c’est de façon visuelle que celles-ci sont construites, notamment autour de très grands formats. Notre proposition est traversée par l’envie de mettre en évidence l’éclectisme qui caractérise cette collection”, précise Caroline David.

Rêve éveillé

C’est sur deux éclats de lumière, portant la patte de Mark Handforth, que s’ouvre et se ferme Au bout de mes rêves. L’installation augurale Stardust (2005), sur un mur, et Dark Star (2005), au sol, consistent en deux assemblages de néons. “La combinaison de la forme sculpturale et de l’éclairage néon crée une expérience unique et engageante pour les spectateurs, les invitant à explorer les intersections entre l’art, les environnements urbains et les objets du quotidien. L’idée est celle d’une appropriation de l’espace par la lumière”, analyse la curatrice associée à lille3000. En passant, on apprécie les cartels trilingues (français, anglais et néerlandais) qui livrent systématiquement les clés de chaque œuvre.

Un des faits d’armes de la famille Vanhaerents est d’avoir découvert le travail de Tomás Saraceno de manière assez précoce -cela fait 20 que ses œuvres sont achetées par le clan. C’est donc assez naturellement que cette œuvre est déployée à la faveur d’une installation immersive. Galaxies on Strings (2023) est une installation inédite agencée in situ par l’Argentin. “C’est au départ d’une douzaine de modules appartenant à la famille que Saraceno est intervenu, explique Caroline David. Il dessine dans l’espace des structures sociétales d’un genre nouveau qui se trouvent à l’intersection de deux dimensions essentielles pour lui, le travail des araignées et l’air.” Le tout occupe l’espace à la manière d’utopie architecturale nébuleuse et flottante. Tout aussi travaillées par la question de l’espace et de la lumière, trois œuvres d’Iván Navarro inspirent le vertige à travers une redoutable économie de moyens. On pense tout particulièrement à Untitled (Twin Towers) (2011), deux carrés de 146 centimètres de côté sur 20 centimètres de profondeur qui, par le biais de néons et de miroirs, suggèrent un duo d’abîmes en forme de tours creusées dans le sol. Ces doubles spectraux des célèbres bâtiments new-yorkais disparus en 2001 agissent comme une sorte de vanité d’un genre nouveau.

Au premier étage, on retient, en même temps qu’on constate, la sensibilité particulière de la famille Vanhaerents vis-à-vis des artistes africains et afro-américains. Celle-ci s’exprime notamment à travers une toile monumentale de Kehinde Wiley, St. Sebastian (2006), qui retient longtemps le regardeur. Sur un fond décoratif à la William Morris, l’artiste américain reprend la figure du célèbre saint en la projetant dans la réalité contemporaine. On a beau connaître ce travail s’appliquant à glorifier ceux dont l’Histoire ne retient pas le nom pour les inscrire au cœur de l’Histoire de l’art, on s’émerveille du caractère percutant de la composition. S’il est également question de tableaux signés Titus Kaphar, l’œuvre de cette veine qui marque durablement est incontestablement un portrait équestre d’Otis Kwame Kye Quaicoe. Le Ghanéen signe une composition percutante qui éveille la conscience du visiteur sur une réalité gommée par les westerns générés en masse par l’industrie du cinéma: le fait, établi par les historiens, selon lequel un cow-boy sur quatre était noir au moment de la colonisation des Grandes Plaines (entre 1860 et 1880).

Portrait of Kortnee Solomon d’Otis Kwame Kye Quaicoe
Portrait of Kortnee Solomon d’Otis Kwame Kye Quaicoe © Vanhaerents Art Collection

Le second étage de l’exposition recèle aussi quelques surprises de taille. Parmi celles-ci, mentionnons les six colosses de David Altmejd (2007) construits à partir d’éléments tels que des miroirs, des cristaux et des fils. Qu’il s’agisse d’un Astronome, d’un Architecte ou d’un Penseur, ces figures archétypales témoignent du passage du temps et des savoirs mis en commun dans le but du progrès civilisationnel. Leur monumentalité exceptionnelle, qui n’est pas épargnée pas la dégradation, invite à s’interroger sur “la relation entre l’individu et le collectif”, comme le souligne Caroline David. Sans oublier de songer à la folle démesure créative dont ils procèdent. Une “hubris” en tout point semblable à celle qui anime la famille Vanhaerents. Pour notre plus grande joie.

Au bout de mes rêves ****, au Tripostal, Lille, jusqu’au 14/01. www.lille3000.com

Lille3000: Vers l’infini et au-delà

Initié en 1985 par Melina Mercouri et Jacques Lang, alors tous deux ministres de la Culture, le concept de “capitales européennes de la culture” est au départ un titre honorifique pour favoriser les échanges culturels. En la matière, Lille représente un double cas particulier. D’abord parce qu’en 2004, année de son élection à ce titre, la ville s’est mise en tête d’engager un territoire géographique beaucoup plus large qu’un simple tissu urbain. Mobilisant toute une métropole et des entités transfrontalières, l’évènement a fait date -on songe entre autres à sa fête d’ouverture ayant attiré plus de 750 000 visiteurs. C’est ce succès que l’on retrouve derrière l’autre singularité du phénomène initialement désigné sous l’étiquette “Lille 2004”: sa longévité. En raison d’un impact mesurable sur les réalités économiques, la version 2004 est rapidement devenue “lille3000”, une structure pilotant d’importants projets culturels tous les trois ans: Bombaysers de Lille (2006), Europe XXL (2009), Fantastic (2012)… jusqu’à Utopia, l’année passée, chapitre dédié au rapport de l’homme à son environnement.

Au-delà des grandes éditions thématiques, lille3000 farcit le calendrier d’autres rendez-vous marquants. Ainsi des expositions d’art contemporain, souhaitées accessibles au grand public, prenant place dans le cadre du Tripostal. Dès 2007 a été lancée l’idée d’aboucher ces propositions à de grandes collections, qu’elles soient privées ou publiques -c’est la François Pinault Foundation qui a initié cette nouvelle dynamique. En 2009? Le tour au grand collectionneur britannique Charles Saatchi, avant le Centre National des Arts Plastiques (2011) ou encore le Design Museum de Gand (2021), voire la Fondation Cartier en 2022. “Le voyage continue”, proclament les communiqués de presse de l’équipe dirigée par Dominique Lagache -épaulée par Didier Fusillier, directeur artistique qui était à l’origine de l’aventure. Prochaine escale? Textimoov, Futurotextiles 6, une exposition se penchant sur les innovations textiles à l’heure des nombreux défis qui attendent l’humanité.

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