Adrien Grimmeau (Iselp): quand les artistes ressentent l’urgence « de disparaître »

© dr/clip2comic
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

C’est en découvrant la 13e édition de la Documenta de Kassel qu’Adrien Grimmeau a vécu sa première épiphanie du vide. Une double dose. “Deux fois rien”, serait-on tenté d’écrire. 

Dans le hall d’entrée, l’un des lieux emblématiques de cette exposition de réputation internationale, Ryan Gander, l’artiste britannique conceptuel, avait choisi de donner à voir un… courant d’air. Le même espace faisait place à une minuscule vitrine dans laquelle se trouvait un document.

Disposé là par Carolyn Christov-Bakargiev, la commissaire de l’événement, le meuble vitré offrait à la contemplation la lettre d’un peintre, Kai Althoff, qui remerciait la curatrice de son invitation à participer à la manifestation -le rêve d’une carrière pour un artiste- mais la suppliait dans le même temps de le libérer de son engagement.

En cinq pages, l’intéressé précisait une incapacité que pouvait circonscrire la phrase “J’ai le sentiment que les choses qui reposent sur moi vont m’écraser”. “Passé un moment de rejet épidermique, ces deux œuvres qui avaient fait le pari du vide me sont restées”, explique l’historien de l’art.

Après que le sujet s’est frayé un chemin en lui à la faveur d’une maturation silencieuse de trois années, Adrien Grimmeau décide de faire de ces “actes de retrait menés par des artistes” -qu’il s’agisse d’arrêter de produire, de ne pas exposer, ou d’exposer du vide…- un objet d’étude. Jusqu’ici, le directeur de l’Iselp leur a consacré deux cycles de conférences (il est encore possible d’assister à l’une d’entre elles ce 25 avril).

Dans le cycle de conférences Passages à vide que vous animez à l’Iselp, vous structurez les actes de retrait menés par des artistes en trois volets. Quels sont-ils?

Adrien Grimmeau: Le premier, ce sont les œuvres qui représentent le vide, par exemple un monochrome blanc ou la salle vide présentée par Gander à la Documenta de 2012. Pour le spectateur, c’est une confrontation avec le rien. La deuxième consiste en ces artistes qui disent non, comme Kai Althoff déclinant l’invitation au même événement. Il s’agit d’une position de repli. Enfin, il y a les plasticiens qui décident de tout arrêter, de quitter le marché. C’est ce dernier volet qui est le plus stimulant car il initie une sorte d’enquête sur ce qu’ils deviennent et pose en parallèle une sorte d’énigme sur le pourquoi de leur désertion tant on considère habituellement la position de l’artiste comme héroïque et positive.

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Existe-il une figure emblématique de cette dernière typologie de désertion?

Adrien Grimmeau: Sans hésiter, celle de Laurie Parsons, une artiste américaine disparue en 1994. En 2003 paraît dans la revue Artforum un article intitulé Whatever Happened to: Laurie Parsons. Il est signé par Bob Nickas, un critique ayant retrouvé la trace de l’intéressée. Ce papier va remobiliser l’attention autour du travail de Parsons. Cette plasticienne s’est fait connaître à la fin des années 80 en exposant des objets trouvés. Cette pratique qui revendique l’humilité et la valorisation de pièces de peu de valeur va connaître un succès inattendu: un collectionneur va lui acheter tous ses objets. Comme ce n’est pas ce qu’elle cherche, elle refait une exposition dans laquelle elle ne montre rien. Pour ce faire, elle envoie une invitation ne précisant ni son nom, ni les dates de l’événement. Une fois cette invisibilisation amorcée, elle va la mener à son terme, soit l’arrêt de toute activité en 1994. Il est à noter que 1994 est une sorte de date-clé en terme de désertion. C’est le moment où Kate Bush arrête de chanter pendant dix ans, où Kurt Cobain met fin à ses jours.

Les années 90 ont-elles joué un rôle dans ces disparitions en série?

Adrien Grimmeau: Les nineties signent une ère du simulacre dont le film Matrix peut être envisagé comme un point culminant. Il y a cette idée que le réel reflue, que l’on entre dans une nouvelle dimension dominée par le faux, l’artificiel. Cela s’accentue, à la même époque, avec la généralisation de l’utilisation du Web. La dématérialisation de la réalité à l’œuvre est aggravée par Internet qui me semble un levier extrêmement puissant de perte de repères et de sens. Les années 80, quant à elles, ont préparé le terrain de la déconnexion à travers l’explosion de l’art comme marché, comme placement et star-système.

Depuis une dizaine d’années les artistes ne disparaissent plus beaucoup…

Adrien Grimmeau: C’est vrai, désormais, les artistes qui entrent dans ce système en sont bien conscients, ils l’assument. En revanche, autre chose se profile: la surproduction, dont Ryan Gander et Maurizio Cattelan sont les parangons. Elle est à comprendre comme une peur de l’échec, qui est une forme du vide, tout à fait typique de la société du burn out. Les individus s’étant libérés des contraintes sociétales classiques, comme la famille par exemple, doivent désormais faire face à des barrières auto-fixées: je veux être le meilleur, je veux être heureux… Des injonctions impossibles. Dans ce contexte, les artistes mettent en scène l’impuissance, cette idée de ne pas pouvoir y arriver. Chez Cattelan -qui comme Gander entretient un lien étroit avec le vide, ne serait-ce parce qu’il a disparu de la circulation pendant cinq ans-, ça prend la forme de gens scotchés au mur, d’un pape écrasé par une météorite ou d’un cheval ballant. La chute, la paralysie sont des thématiques récurrentes.

L’autrice Jenny Odell incarne cette écologie de l’attention. – © Paul Chinn/The San Francisco Chronicle via Getty Images

Quel est le rôle joué par les réseaux sociaux?

Adrien Grimmeau: Ces services gratuits sacrent une “économie de l’attention” dans la mesure où ils se rétribuent sur notre disponibilité derrière les écrans. À cela certains artistes opposent une “écologie de l’attention” consistant en une présence au monde s’accompagnant d’une déconnexion du flux numérique. L’Américaine Jenny Odell incarne ça à merveille. Elle considère que l’urgence est de disparaître de la sur-visibilité offerte par les réseaux.

Existe-t-il un fil rouge qui traverse les différentes générations d’artistes qui émaillent cette Histoire de la disparition?

Adrien Grimmeau: Je constate qu’à plusieurs reprises au fil du temps, il y a toujours un artiste pour dire “allons voir les oiseaux”. Prendre le temps de faire quelque chose d’a priori inutile se présente comme la possibilité d’une reconnexion à la nature.

Bio Express – Adrien Grimmeau

1982 Naissance à Bruxelles.

2004 Diplômé en histoire de l’art à l’ULB.

2011 Publication de Dehors!, une somme sur le graffiti à Bruxelles accompagnée d’une exposition au Musée d’Ixelles.

2018 Devient directeur de l’Iselp, une plateforme encourageant l’interaction entre les artistes, les chercheurs et les publics.

2021 Commissaire de Magma, la 10e triennale d’Ottignies-Louvain- la-Neuve.

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