L’Or du Commun, un dernier album pour la route? « Honnêtement, il n’y a pas de plan précis »
Trois ans après Sapiens, les rappeurs de L’Or du Commun reviennent avec l’épatant Avant la nuit, disque en clair-obscur qui, sous ses dehors positifs, a du mal à cacher les inquiétudes intimes d’une génération sous pression. Rencontre.
Ouf! Le test PCR est formel: Loxley est négatif. Avec ses camarades Swing et Primero, ils ont eu chaud: pas besoin de saborder le marathon promo mis au point pour la sortie du nouvel album. Limite, monté un peu correctement en « story » sur les réseaux, l’épisode pourrait booster encore un peu plus le single, intitulé Négatif. La pandémie fait parfois bien les choses… « Attends, on pourrait même lancer un challenge TikTok« , s’emballe Swing. Lol. En vrai, on imagine mal L’Or du Commun se lancer dans une « choré » de 15 secondes, en mode marketing influenceur. Pas trop le genre de la maison. A fortiori pour Avant la nuit, second album officiel du trio bruxellois (mais cinquième projet au total), et sans doute le plus deep, en tous les cas le plus crépusculaire. Voire désenchanté? Primero: « Ah oui? Disons qu’avec le temps, au plus le niveau de connaissance augmente, au plus la jauge de naïveté baisse. Ce qui est assez normal. »
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De fait, il s’en est écoulé des couplets depuis les premiers freestyle boom bap rigolards, enregistrés en chaussettes, dans le divan de la coloc. C’était en 2012. Soit un peu avant la grande bascule de 2015, quand le streaming a propulsé le rap au sommet. L’Or du Commun -soit Victor Pailhès (Primero), Siméon Zuyten (Swing) et Robin Conrad (Loxley)- ont su profiter de l’appel d’air, s’engouffrant dans la brèche, aux côtés de Damso, Hamza, et les potes Roméo Elvis, Caballero, JeanJass, etc. Mais toujours à leur manière. En « connaissant les codes« , mais sans forcément les épouser complètement, restant fidèles à une certaine manière de penser et de faire (bien) les choses. « Pour pas « que le rap devienne une erreur de jeunesse », comme dit Alpha Wann« …
Soit. Cela n’a pas empêché L’ODC de remplir par exemple l’Ancienne Belgique, en 2019, après la sortie de leur album Sapiens. Deux ans -et deux EP solo plus tard, un pour Swing et un pour Primero-, ils affinent encore un peu plus leur méthode. Ils auraient d’ailleurs tort d’en changer. Avec le temps, les amateurs de rap ont pu se lasser des blockbusters calibrés pour cartonner. Ces derniers mois, en France, des propositions longtemps jugées comme alternatives ont chopé le disque d’or (Dinos, Alpha Wann, Laylow). Et deux des plus gros vendeurs du moment -SCH et Damso pour ne pas les nommer- cartonnent en mettant l’accent sur le format album plutôt que sur une simple suite de singles. Loxley: « On a toujours cherché à proposer des choses cohérentes. Même quand on était très loin d’y arriver, il y avait cette idée de créer de véritables objets artistiques. » Swing: « Aujourd’hui, le but est de délivrer quelque chose de dense, tout en le rendant digeste. » Sur le nouveau Avant la nuit, cela donne par exemple un disque « avec plus d’air, de respirations, des couplets souvent plus courts« , précise Primero. Plus ouvert aussi musicalement, le producteur lyonnais Vax1, omniprésent sur Sapiens, cédant en partie sa place à une dizaine d’autres signatures (Seezy, Phasm, PH Trigano, Twenty9, etc.).
Tempêtes intérieures
À la fois plus intense et plus incertain, Avant la nuit avance entre chien et loup -ce moment un peu flou de la journée où il devient compliqué de distinguer clairement les choses, le positif du négatif, la vérité des faux-semblants. On interprète évidemment. Mais la pochette, entre le rouge ardent et le bleu éternel, ne semble pas dire autre chose. Son auteur, l’incontournable Romain Garcin, explique: « Pour la scène représentée dans le bas de l’image, j’avais notamment proposé comme références des peintures de Delacroix sur la Révolution française, assez épiques, très théâtrales. Sur la pochette, ça donne une composition à la fois très orchestrée et très chaotique. De loin, on peut avoir l’impression d’une fête, mais si on s’approche, ça ressemble plus à une bagarre générale. En fait, pour moi, cet album aurait aussi pu s’appeler Chaos et harmonie, comme le premier album d’Ali. »
Cette confrontation, on la retrouve a fortiori dans Négatif. Sur le single, Primero imagine par exemple « tout qui pète au ralenti, sous le plus sombre des airs de Beethoven« , tandis que Swing constate que le « mensonge est planétaire« . « C’est mon côté Freeze Corleone« , se marre-t-il. Loxley: « Après, pas besoin d’être complotiste pour affirmer ça. » Mais encore? « Je dois développer? Disons qu’il n’est pas difficile de constater que « l’équilibre » mondial repose sur une série de mensonges. Le terme de « mondialisation », par exemple, n’implique pas les mêmes conséquences partout… Le fait est que, jusqu’à très récemment, la planète apparaissait comme un terrain de jeu infini. Aujourd’hui, vous tapez sur Google, et elle tient en une image. Tout est connecté. Quand je suis parti au Congo (réalisateur, Loxley s’est rendu à Kinshasa à l’automne dernier pour tourner un documentaire autour du lancement de l’album QALF de Damso, NDLR), j’ai pu réaliser à quel point on vivait sur une réalité qui dépendait de celle d’autres gens, exploités dans les mines. Quelque part, notre confort matériel repose sur la pauvreté d’une région entière. »
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Sur Sapiens, L’ODC avait laissé pas mal de place à ces thématiques « politiques ». Toujours aussi préoccupé, Après la nuit propose cependant une lecture désormais plus personnelle des choses. « L’idée est toujours de parler de l’humain, mais moins sous l’angle global, en choisissant un prisme plus intime. » Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela tangue. Même si « on ne laisse rien transparaître« , chante Swing sur Descente. Vraiment? Sur le même morceau, Loxley se demande par exemple: » Faut-il être seul pour trouver la paix? » Ailleurs, sur Inertie, Primero confie: « Si j’avais la même façon de m’écouter que quand j’ai bu toute une bouteille (…) je ne passerais plus autant de temps à douter« , tandis que Swing avoue: « Je sais que j’ai toujours été mon seul ennemi » (Ciel rouge).
Il y a évidemment le climat général, anxiogène. Pour chacun des trois, c’est aussi la sortie de la vingtaine. Et la perte d’une certaine innocence qui l’accompagne? À peu de choses près, le morceau Banane est la seule récréation de l’album. On y retrouve invités Zwangere Guy, Caballero et Roméo Elvis, leur pote de toujours. Au printemps dernier, celui-ci se retrouvait accusé d’agression sexuelle sur Twitter. Rapidement, iI a reconnu des gestes « inappropriés » et présenté ses excuses. Jusqu’à quel point l’épisode a-t-il cependant impacté le groupe, secoué dans ses certitudes? Le trio ne se débine pas. Loxley: « Ces cinq dernières années, en tant qu’hommes, on a tous été amenés à analyser comment on se comportait. Il y a aujourd’hui dans le débat public toute une série de questions sur ce que peuvent subir les femmes, leur place dans la société. Qu’elles s’expriment et choisissent de le faire par exemple sur le Net, est aussi légitime que nécessaire. Dans le cas de Roméo, il y a clairement une erreur de sa part. Après, il n’y a pas eu de plainte, ça se passe sur le tribunal des réseaux: on ne sait pas exactement ce qui s’est passé, ni quelle est la peine. Mais ce n’est pas un prédateur sexuel, comme j’ai pu parfois le lire. » La séquence a-t-elle, malgré tout, influencé des textes dans lesquels le doute s’insinue un peu partout? « La réponse est simple: non. Parce que, quand c’est arrivé, ils étaient déjà quasi tous écrits. » Dont acte.
C’est vrai qu’il suffit de toute façon de regarder par la fenêtre ou d’allumer son téléphone pour voir la société vaciller. Comment tenir droit, a fortiori quand, à la crise sociale, politique, climatique, économique du moment, vient s’ajouter une pandémie mondiale? Pas besoin pour L’ODC d’embrasser forcément la posture du groupe engagé, dont il se méfie toujours un peu -« J’ai pas l’intention de me sacrifier pour la cause« , rappait déjà Loxley sur Sapiens. Il réhabilite plutôt une sorte de rap conscient, plus tourmenté que moralisateur. « Si c’est vrai, ça ne l’est que jusqu’à preuve du contraire/Du coup, à quoi ça sert de vouloir avoir raison?« , médite ainsi Swing sur Négatif, avant de concéder plus loin: « Je ne cherche plus la vérité. »
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Dernier round?
Pour autant, on aurait tort de présenter Avant la nuit comme un album plombé. « Foncièrement, on est très heureux, très libres, on a des métiers de rêve« , reconnaît Loxley. Avec Pollen, l’album s’offre d’ailleurs une conclusion plutôt positive, joliment douce-amère. « Tout est léger comme le pollen/Le temps a dilué les problèmes« , chante Swing. Cela va faire bientôt dix ans que les trois ont mis un pied dans ce qui ne pouvait être considéré alors comme une chimère, avant de s’y plonger complètement, faisant prendre à leur trajectoire un tournant capital. « Ce n’était pas que des mots« , croone Swing, en toute fin. « Oui, parce qu’au bout du compte, c’est ce qu’on a apporté, ce qui nous a amené plein de choses. On a grandi avec ça et ça a impacté nos vies. » Depuis ses débuts, L’ODC a toujours cherché à rapper à hauteur de sentiments, cherchant à gratter l’or sous le quotidien. Avec pour objectif de « démasquer la valeur de l’homme ordinaire« , comme le rappait candidement Primero, en 2012, quand il se faisait encore appeler Premier d’classe. Entre-temps, certes, les trois frères de « sens » ont aussi raconté les vices et les failles. Mais l’esprit, au fond, n’a pas vraiment changé, toujours positif. En basculant prochainement dans la trentaine, Loxley en est d’ailleurs certain: « Je suis hyperexcité par les dix prochaines années! Je vous le dis, ça va être incroyable. » Toujours avec L’ODC? C’est une autre question. Sur Nuit d’hôtel, Loxley, par ailleurs réalisateur et animateur-radio le dimanche sur Tipik, annonce par exemple que ses « prochaines oeuvres seront des films« . Quant à Primero et Swing, leurs carrières solo respectives ont tendance à prendre de plus en plus de place. Loxley, toujours: « Disons que, pour la première fois, je me suis mis à imaginer le concept de fin. On est un peu comme ces vieux couples qui ont besoin de se dire dans les yeux, « toi et moi, on peut se quitter » » (rires). Swing: « Honnêtement, il n’y a pas de plan précis. On sait juste que l’étape suivante sera solo. On a toujours combiné les deux. Sauf qu’aujourd’hui on a peut-être envie d’inverser les priorités dans l’agenda. Personnellement, je sais en tout cas que c’est le moment de le faire, j’ai envie d’en profiter, et d’y aller à fond. » « Ce qui est certain, conclut Primero, c’est qu’avec cet album, on assied un truc avec L’Or du Commun. Et s’il advenait que c’est le dernier, je n’aurais aucune amertume. » Puisque, tout ça, c’est certain, « ce n’était pas que des mots… »
L’Or du Commun, Avant la nuit, distr. La Brique. ****
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Pote de toujours, Roméo Elvis ne manque jamais une occasion de citer L’Or du Commun dans ses morceaux ou en interview. Alors que sort son nouveau single, TPA, il évoque ses camarades.
Votre première rencontre?
C’était à la Tentation, un café-salle de concert, rue de Laeken. Après leur concert, on a un peu discuté, en se disant que ce serait cool de se revoir. Quelques semaines plus tard, on se retrouvait. Mais maintenant que j’y pense, je n’en ai jamais parlé, j’avais déjà croisé Félé Flingue, lors d’un week-end de jeux de rôle, en Ardenne. Donc la première fois qu’on s’est rencontrés, on devait être déguisés en gobelins (rires).
Jusqu’à quel point ont-ils été importants, et le sont restés?
Quand je les ai rencontrés, j’étais vraiment nulle part. Je me contentais d’enregistrer des vidéos que je ne postais pas. En les rejoignant, c’était un peu comme si un rêve se réalisait. Je me sentais enfin à ma place. Et aujourd’hui? Disons que maintenant, c’est surtout eux qui profitent de ma popularité (rires). Non, je rigole. C’est tellement évident que ce sont mes potes. C’est une histoire d’amour, avant d’être une histoire de succès. Et puis ce sont des gars qui ont toujours poussé la réflexion et le contenu avant le jeu d’images ou les chiffres. Avec le temps, cette vision s’est encore aiguisée. Aujourd’hui, franchement, en termes de sens, d’écriture affûtée, à part quelqu’un comme Damso, je ne vois pas trop qui d’autres fait des propositions aussi abouties
Il n’a jamais été question d’intégrer le groupe?
J’aurais trop voulu. Mais j’ai vite compris que ça ne se ferait pas. C’est des gars qui ont toujours beaucoup cogité. Ils ont toujours su ce qu’ils faisaient, où ils voulaient aller. Si j’avais rejoint le groupe, honnêtement, j’aurais fini par foutre le bordel, je suis trop grande gueule, j’aurais pris trop de place.
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