Laurent Raphaël
L’édito: Guerre et paix
En se lançant dans cette guerre vaniteuse et rétrograde, c’est aussi ce patrimoine exceptionnel de mots, de sons et d’images, qui jette des ponts entre les peuples et parle un langage universel, que Poutine piétine et salit.
L’actrice australienne Cate Blanchett, qui recevait un César vendredi dernier pour l’ensemble de son impeccable carrière, a résumé l’état d’esprit du moment: « Il est difficile de penser à autre chose qu’à l’Ukraine« . De fait. On vaque à nos occupations, on promène son chien, on va au resto, on fait son footing, mais le coeur est lourd, encombré. Comme dirait Stromae, on a « la pâteuse« .
Même Wout Van Aert n’avait pas l’esprit à la fête après sa démonstration au circuit Het Nieuwsblad. Alors que le journaliste l’interrogeait sur sa tactique de course victorieuse, le champion a tenu à relativiser l’exploit. « Dans les circonstances actuelles, avec ce qui se passe en Ukraine, le sport est vraiment secondaire. Je voudrais avoir une pensée pour tous les gens qui souffrent de cette situation en espérant que le bon sens pourra l’emporter. » J’avoue, j’avais la chair de poule. Parce que j’ai le coeur grenadine, parce qu’aussi, même si je suis d’une génération qui n’a pas connu la guerre, j’ai déjà eu ce goût de métal désagréable dans la bouche.
C’était en 1989 lors de la chute du Mur de Berlin. J’avais eu la bonne idée de faire mon service militaire à ce moment charnière de l’Histoire contemporaine. Et la meilleure idée encore de me retrouver caserné en Allemagne, à une centaine de kilomètres à peine de la capitale en ébullition. La liesse de la population n’oblitérait pas l’angoisse de voir l’URSS certes moribonde tenter de reprendre les choses en main dans un dernier sursaut d’orgueil ou de folie. Une perspective apocalyptique, heureusement vite écartée.
En se lanu0026#xE7;ant dans cette guerre vaniteuse et ru0026#xE9;trograde, c’est aussi ce patrimoine exceptionnel de mots, de sons et d’images, qui jette des ponts entre les peuples et parle un langage universel, que Poutine piu0026#xE9;tine et salit.
J’avais oublié cette sensation glaçante, balayée depuis par d’autres terreurs (les attentats, le Covid…) et surtout par la fausse croyance que la mondialisation et l’ultralibéralisme avaient au moins à leur actif d’avoir relégué aux oubliettes ces fantasmes hégémoniques. La course aux bénéfices avait, pensait-on naïvement, remplacé la course aux armements. Le retour à la réalité géopolitique du XXe siècle, voire d’avant encore puisque Poutine rêve d’empire, est rude. Surtout qu’il n’a pas hésité à sortir du congélateur la menace nucléaire. Un solide bond en arrière pour l’humanité, soudain replongée dans l’ambiance terrifiante des films sur la Guerre froide, de Docteur Folamour de Stanley Kubrick (1964) à À la poursuite d’Octobre rouge de John McTiernan (1990).
En même temps qu’on découvre un champ de bataille à nos portes, on semble aussi découvrir un peuple qui partage le même idéal démocratique – le moins pire de tous les systèmes, précisait à juste titre Churchill – que la plupart des pays de l’Union européenne. Culturellement, on ne connaît pas grand-chose de cette nation qui ressemblait de loin au petit frère de la grande Russie. Tout juste sait-on que le peintre KasimirMalevitch – Carré blanc sur fond blanc-, père du suprématisme et de l’art abstrait, y est né. Et que le réalisateur Oleg Sentsov a passé cinq ans dans les geôles russes après l’annexion de la Crimée. Rien à voir avec l’armada des écrivains, réalisateurs et artistes russes, de Dostoïevski à Chagall en passant par Tchekhov, qui font rayonner l’âme slave dans le monde depuis des siècles. Poutine s’était d’ailleurs appuyé sur ce patrimoine de haute volée pour pratiquer un soft power efficace, multipliant notamment les prêts de chefs-d’oeuvre pour des expositions temporaires, comme celle en cours à la Fondation Louis Vuitton à Paris autour de la riche collection des frères Morozov. Une tactique d’enfumage.
En se lançant dans cette guerre vaniteuse et rétrograde, c’est aussi ce patrimoine exceptionnel de mots, de sons et d’images, qui jette des ponts entre les peuples et parle un langage universel, que Poutine piétine et salit. Ironiquement, sur la page Wikipédia de l' »avant-garde ukrainienne » figure une illustration d’une toile datant de 1914 d’Alexander Bogomazov. Dans un style cubiste, on y voit une ville, probablement Kiev, avec à l’avant-plan un tramway, tout autour des personnages en mouvement, et au fond un panache de fumée comme si une bombe venait d’exploser. Triste présage…
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