Sur la piste de Marlowe

À deux reprises, Robert Mitchum fut l'incarnation de l'iconique Philip Marlowe sur le grand écran. © Getty Images
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le mythique privé de Raymond Chandler fait son retour à l’écran sous les traits de Liam Neeson dans un polar vintage sobrement intitulé Marlowe. Le patronyme, il est vrai, en dit plus que de longs discours, convoquant la légende du roman noir et de Hollywood.

On peut être une légende, l’archétype du privé hardboiled arpentant les ténèbres corrompues de la cité des Anges armé de son cynisme et de son idéalisme désabusé et, partant, figure emblématique du roman et du film d’un même noir, mais avoir connu des débuts pas franchement glamour. Philip Marlowe par exemple, que les lecteurs découvrent en 1934 sous la plume de Raymond Chandler dans la nouvelle Finger Man (L’Indic), parue dans Black Mask, dont l’introduction ne laisse guère planer de doute sur le marasme dans lequel il végète: “J’étais de retour à mon bureau peu après quatre heures et demie. Je fis halte un instant dans le couloir, les yeux fixés sur la porte de ma petite salle d’attente. Puis j’ouvris et entrai, et naturellement, il n’y avait personne. Il n’y avait là qu’un vieux canapé rouge, deux chaises dépareillées, un bout de tapis et un guéridon avec quelques vieux magazines. La salle d’attente restait ouverte en permanence pour que les visiteurs puissent s’asseoir et attendre -au cas où j’aurais des visiteurs, et où ils auraient l’envie d’attendre. Je traversai la pièce et ouvris la porte de mon bureau particulier, sur laquelle s’étalait l’inscription: PHILIP MARLOWE… ENQUÊTES.

Si Dashiell Hammett a donné au genre noir sa figure tutélaire en la personne de Sam Spade, Chandler en cisèle l’icône définitive.

Tout est là, en germe, que l’écrivain aura dégrossi au moment de délaisser la nouvelle pour, en 1939, passer au format long avec The Big Sleep (Le Grand Sommeil). Si Dashiell Hammett a donné au genre noir sa figure tutélaire en la personne de Sam Spade, Chandler en cisèle l’icône définitive; six autres romans mettant en scène Marlowe suivront, de 1940 à 1958, composant un patrimoine littéraire largement reconnu depuis –le Time intégrait en 2005 Le Grand Sommeil à sa sélection des cent livres les plus importants du XXe siècle. Hollywood ne s’y trompera pas, qui emploiera le romancier comme scénariste -une expérience amère, même s’il collabora à quelques franches réussites comme Assurance sur la mort, de Billy Wilder-, tout en déroulant le tapis rouge pour son personnage. Dick Powell sera le premier interprète de Marlowe, dans l’adaptation que tourne en 1944 Edward Dmytryk de Farewell, My Lovely sous le titre de Murder, My Sweet. Il faudra toutefois attendre deux ans, et The Big Sleep, de Howard Hawks, pour que le privé entre dans la légende.

Atmosphère et sadisme secret

Tous les ingrédients sont réunis pour en faire un film d’exception: un réalisateur brillant à même de tirer la quintessence de l’œuvre de Chandler; un couple déjà mythique, Humphrey Bogart et Lauren Bacall, à nouveau réunis quelques mois à peine après To Have and Have Not, du même Hawks; un scénario idéalement filandreux propice à un polar qui, cherchant plus l’atmosphère que la résolution d’une intrigue, se posera en mètre étalon du film noir. Voire opaque pour le coup: une anecdote fameuse veut que, ni les scénaristes -William Faulkner et Leigh Brackett, excusez du peu-, ni Howard Hawks ne comprenant qui avait pu perpétrer le meurtre du chauffeur intervenant au début du film, ils posèrent la question à Chandler, qui leur répondit ne rien en savoir lui-même. Qu’à cela ne tienne: The Big Sleep, malgré -ou plutôt- grâce à son intrigue confuse, sa violence plus ou moins contenue, l’alchimie de son couple de stars (fort bien entouré, par Martha Vickers et Dorothy Malone notamment), son ambiance trouble et son érotisme suggestif parmi d’autres qualités, s’est imposé comme un classique. L’écrivain, d’ailleurs, ne cachait pas avoir trouvé en Bogart son Marlowe idéal: “Si un jour vous voyez The Big Sleep, vous verrez ce que peut faire de ce genre d’histoires un metteur en scène qui a le sens de l’atmosphère et la touche de sadisme secret. Bogart, bien sûr, est très supérieur à tous les autres durs de cinéma. Comme on dit ici, Bogart sait être dur, même sans revolver. De plus, il a ce sens de l’humour avec ce sous-entendu grinçant de mépris. Ladd est dur, amer, parfois charmant mais au bout du compte, c’est l’idée qu’un petit garçon se fait d’un dur. Bogart c’est l’article extra. Comme Edward G. Robinson, tout ce qu’il lui faut pour dominer une scène, c’est d’y être.” (1) Il faudra attendre Robert Mitchum pour en trouver un autre taillé du même bois.

Humphrey Bogart, un Marlowe dur de dur.
Humphrey Bogart, un Marlowe dur de dur. © Getty Images

Pour autant, ils sont quelques-uns à se frotter à Marlowe avant le champion de l’ “underplaying”. Robert Montgomery le premier qui, en 1947, signe et interprète The Lady in the Lake, passé à la postérité pour sa caméra subjective: tout y est vu à travers le regard du “private eye”, la star n’apparaissant à l’écran que quand elle passe devant un miroir. La même année, qui coïncide avec le retrait définitif d’un Chandler passablement échaudé par Hollywood, sort The Brasher Doubloon, adapté par John Brahm de La Grande Fenêtre, où George Montgomery, un homonyme du précédent, campe un détective définitivement trop nonchalant; le film n’a de valeur qu’anecdotique. L’âge d’or du film noir n’est bientôt plus qu’un souvenir, et Marlowe n’est pas épargné, qui connaît une éclipse d’une vingtaine d’années au grand écran. Il faut en effet attendre 1969 pour le retrouver sous les traits de James Garner dans Marlowe (La Valse des truands), de Paul Bogart, une adaptation du roman The Little Sister (Fais pas ta rosière! dans sa traduction française) n’ayant pas laissé de souvenir impérissable, hormis sa transposition dans le Los Angeles des sixties finissantes.

Modernité décalée

Si le Marlowe de Garner apparaît un brin décalé par les valeurs qu’il y incarne, celui campé par Elliott Gould dans The Long Goodbye (Le Privé), de Robert Altman est complètement déphasé dans le L.A. du début des années 70, qu’il arpente tel un somnambule enveloppé dans l’écran de fumée des cigarettes qu’il aligne à la chaîne. L’entreprise de démystification n’en est pas moins hautement savoureuse, qui fait entrer le personnage de Chandler dans une modernité désinvolte. On peut d’ailleurs lui trouver des héritiers dans le cinéma américain contemporain, que ce soit Joaquin Phoenix dans Inherent Vice, de Paul Thomas Anderson, ou, bien sûr, Jeff Bridges dans The Big Lebowski, des frères Coen, la scène où le Dude parcourt les rayons d’un supermarché en quête d’un carton de lait étant un hommage limpide à celle où Gould se fait fort de trouver de la pâtée pour son chat au milieu de la nuit. Mitchum, chez Dick Richards d’abord pour Farewell, My Lovely, Michael Winner ensuite pour The Big Sleep, se chargera de remettre le privé sur la voie d’une orthodoxie relative -qui d’autre, à vrai dire, que l’acteur qui, au même titre que Bogart, fut l’une des stars incontestées du noir, et dont le mélange de dureté, de nonchalance et de charme ambigu faisaient l’alter ego tout désigné de Marlowe? Quarante ans plus tard, Liam Neeson ne s’est, de toute évidence, pas posé la question, creusant le même sillon, pour ressusciter le privé dans son intemporel anachronisme…

(1) Lettre à Hamish Hamilton, citée par François Guérif dans Le Film noir américain, éditions Denoël, 1999.

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