Critique | Cinéma

« Sisi & Ich », l’impératrice vue par sa dame de compagnie: aussi troublant que fascinant

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Irma Sztáray (Sandra Hüller) dans l'ombre de Sisi (Susanne Wolff). © Bernd Spauke
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Titre - Sisi & Ich

Genre - Comédie dramatique historique

Réalisateur-trice - Frauke Finsterwalder

Casting - Sandra Hüller, Susanne Wolff

Sortie - En salles

Durée - 2h12

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Sisi & Ich, la réalisatrice allemande Frauke Finsterwalder envisage le destin de l’impératrice Elisabeth d’Autriche à travers le regard de sa dame de compagnie. Brillant et grinçant.

On n’en a jamais fini avec Sis(s)i. Près de 70 ans après la trilogie d’Ernst Marischka qui devait faire de Romy Schneider une star, et quelques mois à peine après l’épatant Corsage, de la cinéaste autrichienne Marie Kreutzer, c’est au tour de la réalisatrice allemande Frauke Finsterwalder de partager sa vision de l’impératrice d’Autriche. Comme le suggère le titre de son film, Sisi & Ich envisage le destin d’Elisabeth de Wittelsbach à travers un regard extérieur. À savoir celui de la comtesse Irma Sztáray, entrée à son service au titre de dame de compagnie alors que, afin de se soustraire à la stricte étiquette de la cour austro-hongroise, Sisi s’est retirée sur l’île de Corfou, où elle jouit de sa liberté entourée de femmes. Un monde où va se fondre Irma, leur relation évoluant insensiblement. “J’ai voulu réfléchir à leur amitié, commence la réalisatrice. Quand on parle d’amitié, cela inclut souvent des aspects romantiques. Mais dans le cas présent s’y ajoute la notion d’utilité: chacune de ces deux femmes a quelque chose à gagner de leur relation. Et puis, cela m’intéressait d’explorer la spécificité des amitiés entre femmes. Enfants, déjà, nous sommes physiquement beaucoup plus proches que ne le sont les garçons, qui jouent plutôt en groupe. Les filles ont une relation plus tactile: encore de nos jours, il n’est pas rare que deux fillettes partagent un même lit, au contraire des garçons. Et puis, je voulais me pencher sur une relation où intervient la notion de pouvoir, avec les répercussions que cela peut avoir quand Irma tombe amoureuse d’une femme qui ne cesse de jouer avec elle…

Une relation toxique dont le film fait son miel, évoluant sur une crête où la cruauté le dispute à l’espièglerie au gré des humeurs changeantes d’Elisabeth. Et un contexte miné dans lequel Susanne Wolff, dans le rôle de l’impératrice, et Sandra Hüller, dans celui de la comtesse, se meuvent avec une aisance confondante. Hüller, Frauke Finsterwalder l’avait déjà dirigée il y a dix dans Finsterworld, et c’est en pensant à elle qu’elle a écrit ce nouveau film: “Si elle avait refusé, le projet n’aurait sans doute pas vu le jour, je ne voyais personne d’autre pour interpréter Irma telle que je l’envisageais. Et pour Sisi, il fallait trouver une comédienne qui ait suffisamment de répondant face à Sandra, et Susanne s’est imposée.” Postulat que la vérité de l’écran transforme en évidence, les observer s’avérant un pur régal.

L’histoire d’une émancipation

Pour nourrir son propos, la réalisatrice s’est nourrie de la réalité historique, qu’elle a toutefois accommodée à sa manière. “Disons que j’ai joué avec les faits et ce que les gens en savent, que j’ai mélangés à ma propre histoire. Le cœur du récit est totalement fictionnel tout en étant réaliste: tous, hommes ou femmes, nous nous sommes retrouvés dans des relations toxiques comme celle-là, ou y avons été, d’une manière ou d’une autre, exposés. Et puis, il s’agit aussi de l’histoire d’une émancipation.” À cet égard, Sisi & Ich trouve d’ailleurs des accents d’une incontestable modernité, faisant d’Elisabeth une pop star de son époque confrontée aux affres de la célébrité, tandis que sa dimension féministe transcende allègrement le cadre historique. Une volonté que vient souligner une facture postmoderniste trouvant notamment son expression dans les costumes créés par Tanja Hausner. “Les costumes sont fort importants dans les films d’époque, les gens y accordent toujours beaucoup d’attention. Mais en pensant aux robes de l’époque victorienne, avec leurs tailles affinées et leurs jupes beaucoup plus amples, je me suis dit qu’il était impossible de prendre au sérieux des femmes les portant. J’ai cherché quelque chose qui les rende modernes et leur permette de bouger, tout en étant compatible avec un regard contemporain. Et je me suis tournée vers le XXe siècle, les films de Visconti, mais aussi les modèles dessinés par le styliste italien Valentino dans les années 60 et 70. Nous avons pris dans chaque siècle des éléments dont nous pensions qu’ils conviendraient aux personnages et en avons joué.” Autre anachronisme revendiqué, celui d’une soundtrack courant de Nico à Portishead en passant par Dory Previn, et présentant la caractéristique de ne réunir que des voix féminines: “Il s’agit de l’histoire de deux femmes. La musique en constitue une sorte de commentaire, et il m’a semblé opportun qu’elle soit féminine, je tenais à ce qu’elle reflète aussi la voix de Sisi et Irma.” Un choix esthétique comme politique -“les films le sont toujours…”, conclut-elle.

Sisi & Ich

Par une étrange coïncidence, le destin chahuté d’Elisabeth d’Autriche (dite “Sisi”) aura fait l’objet coup sur coup de deux visions postmodernes voisines dans l’esprit sinon dans la forme, au Corsage de Marie Kreutzer succédant aujourd’hui Sisi & Ich de Frauke Finsterwalder. La vie de l’impératrice (Susanne Wolff), la cinéaste allemande l’envisage à travers le point de vue exclusif de la comtesse Irma Sztáray (Sandra Hüller), engagée pour être sa dame de compagnie et la rejoignant à ce titre dans sa retraite de Corfou, où Sisi règne sur un gynécée à l’abri des regards de la cour. Entre les deux femmes mues par un même désir d’indépendance, la relation est en apparence déséquilibrée -l’une est la sujette de l’autre, volontiers manipulatrice; elle ne va pas sans ambiguïté, l’amitié naissante y débordant bientôt sur d’autres sentiments, plus ou moins contrariés. Un contexte vénéneux dans lequel Susanne Wolff et Sandra Hüller se meuvent avec une évidente délectation. À quoi Frauke Finsterwalder ajoute une distance ironique bienvenue, croquant les puissants et leur environnement délétère avec une férocité feutrée, non sans conférer à son propos une modernité allant bien au-delà des costumes anachroniques et d’une bande-son aux accents judicieusement féminins, de Portishead à Pop Tarts. Porté par un puissant appel de liberté, son Sisi & Ich se révèle aussi troublant que fascinant.

De Frauke Finsterwalder. Avec Sandra Hüller, Susanne Wolff, Stefan Kurt. 2 h 12. Sortie: 02/08. ****

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