« Si on peut changer quelques opinions et toucher des vies, c’est super »

Léa Drucker et Denis Ménochet, couple violemment déchiré dans Jusqu'à la garde de Xavier Legrand. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Jusqu’à la garde, Xavier Legrand signe un drame suffocant autour de la violence domestique, glissant d’une approche quasi-documentaire à l’horreur dans un crescendo de tension habité par Denis Ménochet…

Denis Ménochet a longtemps été confiné aux emplois anonymes. Serveur dans La Moustache d’Emmanuel Carrère, on le vit également officier comme coach dans Les Vagues, de Frédéric Carpentier, ingénieur du son dans Poison d’avril, de William Karel, ou journaliste dans La Môme, d’Olivier Dahan. Et il y en eut d’autres encore: adjudant de camp (La Rafle, de Rose Troch), chef de la police (Hannibal Rising, de Peter Webber), ou garde du corps (Automne, de Ra’up McGee), raccord avec un physique objectivement imposant. Quentin Tarantino a veillé, pour sa part, à lui donner un nom: Perrier LaPadite, et la scène d’ouverture de Inglourious Basterds, où il tenait tête à Christoph Waltz le temps d’un échange d’anthologie, devait l’imposer dans l’imaginaire cinéphile. La suite coulant bientôt de source, à savoir une carrière déclinée des deux côtés de l’Atlantique -Ridley Scott pour Robin Hood ou Justin Kurzel pour Assassin’s Creed, d’une part; Mélanie Laurent (Les Adoptés), François Ozon (Dans la maison) ou Rebecca Zlotowski (Grand Central), d’autre part. Rien que du fort naturel pour un comédien qui déclare: « Je suis un acteur. On me met des labels, acteur français qui tourne en anglais, mais je vais où on m’appelle, et où il y a des histoires que j’ai envie d’aider à raconter. On est en 2017 (l’entretien s’est déroulé en septembre dernier, NDLR), j’ai grandi avec l’anglais, c’est quelque chose de normal à mes yeux. »

À part dans le paysage français

Son actualité, c’est Jusqu’à la garde, le premier long métrage de Xavier Legrand, avec qui il avait déjà tourné le court Avant que de tout perdre, dont il retrouve d’ailleurs le personnage, Antoine Besson. Soit l’histoire d’un couple en instance de divorce et se disputant devant la juge la garde de son plus jeune enfant, la mère accusant de violence un père protestant de son innocence et de son amour pour son fils, prémices d’un film où le harcèlement va prendre un tour singulièrement angoissant. « Denis est un acteur assez à part dans le paysage cinématographique français, observe le réalisateur. Il a énormément d’intensité. Et puis, il a un aspect très masculin et viril avec, en même temps, un côté petit garçon, un peu fragile. Il y a chez lui une vraie profondeur. Je voulais trouver quelqu’un qui ait cette ambiguïté… »

C’est peu dire que, dans un rôle en nuances diverses, l’acteur excelle. Afin d’en restituer toute la complexité, Denis Ménochet a notamment rassemblé un grand nombre de témoignages de femmes battues. « Des femmes qui ont eu le courage de partir décrivent des comportements où on s’aperçoit qu’il y a comme une pathologie chez ces hommes qui sont souvent des gens bien établis en société, avec beaucoup d’amis et qui se montrent en général sympas. L’une d’elles m’a raconté que quand ils allaient dîner chez des amis, il était super et faisait rire tout le monde. Mais si elle avait le malheur de dire quelque chose, même s’il mettait amoureusement sa main dans son dos, elle savait qu’une fois dans la voiture, elle allait s’en prendre plein la gueule. Ces exemples m’ont aidé à comprendre que ces femmes étaient vampirisées, même s’il n’y avait pas toujours de violence physique. Je me suis basé là-dessus. Et puis, comme je le fais souvent, je suis allé dans la rue, chargé du scénario et de l’histoire, pour observer les attitudes que je repère chez les uns et les autres. Enfin, j’ai beaucoup, beaucoup travaillé avec Xavier… » Non sans citer par ailleurs, au titre d’inspiration cinématographique cette fois, Nil by Mouth, l’unique réalisation de Gary Oldman, « dont l’atmosphère me semblait, en tout cas pour mon imaginaire intérieur, correspondre à l’univers d’Antoine Besson, parce que cela vient d’une famille un peu dysfonctionnelle comme ça… »

L’animalement humain

Si Jusqu’à la garde est une réussite exemplaire, c’est aussi parce que non content de signer une composition millimétrée, Denis Ménochet a trouvé à qui parler en Léa Drucker, son ex-épouse à l’écran, déjà côtoyée auparavant dans Avant que de tout perdre et Je me suis fait tout petit. « Ils y formaient un couple heureux et très coloré, et j’ai trouvé intéressant de les amener dans un autre temps de l’amour », explique Xavier Legrand. L’acteur confesse s’être longtemps demandé ce qui avait pu amener leur couple devant la juge, poids dont sa partenaire lui a toutefois permis de se délester: « Quand je la voyais, son silence, la distance qu’elle mettait, je n’avais rien d’autre à faire que de m’appuyer sur elle. Je n’avais pas besoin d’inventer quelque chose, le film aurait semblé moins fort si on avait décidé ce qui s’était passé… » Et leur confrontation, envisagée à travers le regard de leur gamin de onze ans -l’excellent Thomas Giora-, est de celles qui prend aux tripes. « Il y a eu l’un ou l’autre moment très durs, relève-t-il, mais il fallait raconter cette histoire pour que les gens prennent conscience de ce que cela peut être… » Réflexion qu’il prolongera d’une autre: « Si un mec voit ce film un jour et se rend compte qu’il doit aller se faire soigner, on aura réussi quelque chose. Parce que tu détruis la vie des enfants, et c’est un cycle qui se reproduit: les gens qui ont été battus petits recommencent, c’est l’animalement humain. »

© DR

Le sujet de société, Jusqu’à la garde l’appréhende à juste distance cinématographique, le quasi-documentaire se muant, insensiblement, en film de genre. Un hybride concluant, comme l’était un autre fleuron de la filmographie de l’acteur, Grand Central, de Rebecca Zlotowski, qui filait la métaphore radioactive à l’ombre d’une centrale nucléaire, la dimension sociale de l’affaire s’y accommodant de romanesque. « Je suis sensible à l’enjeu qui sous-tend un film. Le scénario de Grand Central était magnifique, j’ai d’ailleurs très envie de retourner avec Rebecca Zlotowski. Et cela parlait. Je ne suis qu’un acteur, mais je peux aider à raconter une histoire. Et si on peut changer quelques opinions et toucher des vies, c’est super. Je trouve cela plus intéressant que de faire un film pour soi, cela ne me parle pas. C’est mon métier, sans vouloir non plus revendiquer un truc de société constamment, ni être un donneur de leçons. Mais si je peux accompagner des auteurs qui veulent raconter des choses comme celles-là, alors oui, à fond, tous les jours. Le cinéma est là pour ça. »

Une histoire de violences

Découvert lors de la dernière Mostra de Venise, Jusqu’à la garde devait marquer les esprits, cumulant les prix de la mise en scène et de la meilleure première oeuvre. Le film, qui embrasse le sujet sensible de la violence domestique, est de ceux qui décoiffent, Xavier Legrand réussissant là un hybride aussi fort qu’audacieux entre drame social et thriller angoissant, le tout sous tension maximale. Issu du Conservatoire national de Paris, le réalisateur a accumulé une longue expérience d’acteur au théâtre comme au cinéma (on le vit notamment dans Les Amants réguliers, de Philippe Garrel) avant de s’essayer à la mise en scène en 2013 avec le court métrage Avant que de tout perdre, multi-primé lui aussi, de Clermont-Ferrand aux César. Un essai aux airs de matrice de Jusqu’à la garde, puisqu’il réunissait déjà Léa Drucker et Denis Ménochet autour du même sujet. « Jusqu’à la garde en est le prolongement, je l’avais déjà en tête au moment de tourner Avant que de tout perdre, explique-t-il, installé dans un salon du Casino du Lido. À la base, le projet était une trilogie de courts métrages, mais je me suis aperçu en faisant le premier que les autres allaient être trop déséquilibrés dans le rythme. Les prémices du court métrage, c’était de suivre la journée d’une femme décidant de fuir son mari violent. Pendant trente minutes, il y avait cette fuite à raconter. La suite était plus longue, plus insidieuse, et j’ai donc décidé d’en faire un long métrage… »

Enjeux cinématographiques

Le thème de la violence domestique, guère abordé en définitive par le cinéma, Legrand l’a choisi parce que, dit-il, « c’est un phénomène qui touche énormément de monde, qui est encore très présent, et me met en colère en tant que citoyen. » Et de reconnaître volontiers un aspect politique à sa démarche. Quant à la difficulté de traiter d’un tel sujet sans verser dans l’excès de pathos ou le pensum laborieux, elle n’était pas de nature à le faire reculer, au contraire. « J’ai regardé beaucoup de films pour voir quelle place on y donnait au spectateur. Souvent, il y a une espèce de réflexe, quand une scène de violence arrive, de vouloir se protéger en disant: « Oui, mais cela n’arrive qu’à eux, à ce couple spécifique » , il y a quelque chose de l’ordre « ça ne me concerne pas ». D’un point de vue cinématographique, il y avait des questions très importantes auxquelles j’ai essayé de me confronter. »

La bonne distance, le réalisateur la trouve dans un drame où l’approche quasi-documentaire alimente la fiction. Guidé par un évident souci de justesse, Xavier Legrand a multiplié les recherches, travaillant aux côtés de professionnels – « je ne voulais pas jouer avec l’imaginaire collectif, ni avec mon propre imaginaire ». Une juge a ainsi accepté qu’il la suive pendant plusieurs journées d’audience, histoire de mieux se pénétrer de la réalité, traduite dans la scène d’ouverture du film -vingt minutes de haut vol, où le spectateur est ballotté au gré d’impressions fluctuantes. « Juge aux affaires familiales, c’est un métier très difficile. Décider de la vie d’un enfant en vingt minutes est très dur. C’est normal, mais en même temps, il faudrait requestionner notre relation à la justice quand il y a violence conjugale. Une juge est là pour veiller à ce que tout le monde soit dans son bon droit. Si les parents ne parlent pas des raisons du divorce, elle n’a pas à les savoir. Généralement, les violences conjugales sont tues, à part quand les femmes revendiquent. Mais sinon, elle se disent: « Moins je vais le charger, plus il me foutra la paix. » Du coup, comment juger ce type de situation? » Une question parmi d’autres, pour une oeuvre choc s’attelant à aiguiser la conscience du spectateur tout en se révélant une stimulante proposition de cinéma dont l’intensité serait nourrie des faits, mais aussi de l’héritage des films de genre. Et Xavier Legrand, s’il cite Kramer contre Kramer et La Nuit du chasseur parmi ses inspirations, y ajoute Shining

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