Rencontre avec le chorégraphe franco-belge qui a sublimé Suspiria

Les chorégraphies de Damien Jalet transportent le récit de Suspiria dans une autre dimension. © Alessio Bolzoni/Amazon Studios
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Luca Guadagnino a confié les séquences dansées de Suspiria au chorégraphe franco-belge Damien Jalet, un créateur ayant fait de la transversalité une règle d’or.

Si la vision de Luca Guadagnino n’y est bien sûr pas étrangère, la réussite de Suspiria, variation au départ du film-culte tourné par Dario Argento en 1977, doit incontestablement beaucoup aux chorégraphies de Damien Jalet, venues transporter le récit dans une autre dimension. Ce projet, le chorégraphe franco-belge s’y est trouvé impliqué en 2016. « Je présentais Babel, la pièce que j’avais créée avec Sidi Larbi Cherkaoui, à la Cour d’Honneur, à Avignon, lorsque j’ai reçu un message me disant que Luca cherchait à me contacter pour les chorégraphies de Suspiria. Le film de Dario Argento compte parmi mes préférés, mais j’étais surpris que l’on puisse le refaire… »

Un échange téléphonique avec Stella Savino, l’associée de Guadagnino, achève de le convaincre, lorsqu’elle lui confie que son « casting » avait découlé de la découverte d’une vidéo des Médusés, installation montée par Jalet au Louvre quelques années plus tôt. « J’ai été complètement choqué, parce que pendant la création de ce trio pour trois danseuses, en 2013, nous avions regardé l’original de Suspiria. Personne, auparavant, ne m’avait parlé du film après avoir vu cette pièce, et j’ai pensé que Luca devait avoir une intuition de fou… » Sentiment conforté lorsqu’il rencontre le réalisateur à Crema, où il est en train de mettre la dernière main à Call Me By Your Name. Le cinéaste lui parle de la connexion entre danse et sorcellerie, un thème finalement peu exploité dans le film d’Argento, auquel il entend donner pour sa part une place centrale, une volonté qui ne pouvait qu’interpeller le chorégraphe. « Le film original me fascinait notamment par ce thème, qui n’est pas forcément développé dans les arts, ni même dans les spectacles. Ma première pièce s’intitulait Three Spells, et j’ai par ailleurs fait de nombreuses recherches pour le film The Ferryman où, avec Gilles Delmas, nous sommes allés filmer plusieurs rituels, en Indonésie, au Japon, dans des endroits assez volcaniques et où, encore maintenant, la danse est utilisée pour entrer dans des états de conscience altérée. Ainsi par exemple à Bali, où les gens doivent danser sous l’emprise de Rangda, la mère-sorcière de l’île, pour pouvoir s’en sortir à nouveau. Le film joue un peu sur ce côté cathartique d’office des ténèbres. »

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Évolution chorégraphique du scénario

Autant dire qu’il y avait là pour le chorégraphe comme une évidence; mieux même, une « aubaine incroyable », et cela même si l’ampleur de la tâche, couplée avec des délais serrés, était de nature à le terrifier -disposition, il est vrai, parfaitement synchrone avec le film. À quoi s’ajoutera la qualité de la relation avec un Guadagnino n’ignorant pas qu’un grand réalisateur doit savoir s’entourer, pour ensuite laisser un maximum de liberté à ses collaborateurs. « Combien de versions n’y a-t-il pas au théâtre, avec lequel je travaille parfois, d’Othello ou Hamlet, poursuit Damien Jalet. J’ai pensé que ça valait la peine de raconter l’histoire de Suspiria d’une autre manière, d’approfondir certains thèmes, et surtout, chorégraphiquement, d’avoir un cinéaste qui fasse une telle confiance à la danse contemporaine, au point de lui donner une place importante liée à la narration dans le film. » Confiance justifiée, et les pièces créées pour la circonstance par Jalet, qui évoque un processus collectif assez voisin de celui de la scène, sont autant de moments de grâce sous haute tension, qu’il s’agisse de l’audition de Susie, de l’ultime danse d’Olga, de Volk, la signature de la compagnie Markos, ou du Sabbath venu le ponctuer dans une explosion de sang et des sens. « Avec Luca, on a parlé dès le départ de la manière de créer une évolution chorégraphique qui puisse traduire les changements se passant dans le script. Ce sont chaque fois des étapes assez importantes. » Ayant chacune requis des approches différentes même si convergentes – Volk, par exemple, puise directement son inspiration dans Les Médusés. « Le script est lié à des personnages et inspiré de Mary Wigman, Pina Bausch ou Martha Graham, relève-t-il, mais je ne voulais pas reproduire le travail de ces chorégraphes, ni me sentir limité à l’Histoire, mais plutôt essayer de me connecter à ce qui, dans mon travail, renvoyait aux mêmes références. »

Le résultat d’ensemble, à la fois viscéral et déconstruit, mais d’une rigueur toute géométrique, se révèle d’une stupéfiante intensité. Non sans poser le cinéma comme extension de la danse contemporaine. « La danse a la capacité de pouvoir se confronter à d’autres médiums et pousser ses frontières. C’est une manière aussi de bousculer la perception que l’on peut en avoir. C’est ça que je trouve intéressant dans Suspiria: montrer aussi qu’elle peut se connecter à des choses dérangeantes ou repoussantes, et pas juste esthétiques, gracieuses ou belles. Elle peut induire quelque chose d’urgent, de dangereux, d’offensif, une manière dont on n’a pas l’habitude de la voir en général. » Et de s’inscrire, au passage, dans cette lignée sacrificielle ayant attiré le septième art, des Chaussons rouges à Black Swan:  » La danse a toujours eu quelque chose de sacrificiel, elle est liée à la douleur, mais aussi à l’extase, c’est l’envers de la même pièce. Elle a le pouvoir de traduire la dualité du corps, source de douleur et de plaisir. On a besoin de cette tension, certainement dans la dramatique d’un film. Chaque mouvement de Suspiria est lié à la mort. Ça renvoie à la gravité, qui vous rattrape toujours à la fin, toute la vie n’étant que résistance contre elle. La danse en est la métaphore. »

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