« Pauvres créatures »: une revisite singulière de Frankenstein signée Yórgos Lánthimos

© Atsushi Nishijima

Avec Pauvres créatures, Yórgos Lánthimos, le réalisateur grec de The Favourite et The Lobster, sort de son chapeau un nouveau film qui ne passera pas inaperçu. Interview exclusive à propos d’Emma Stone, des temps qui changent et du sexe sur grand écran.

Qu’est-ce que donnerait le pitch de Frankenstein s’il se déclinait au féminin et qu’on y ajoutait une dose de satire et de surréalisme à la Luis Buñuel? Le tout agrémenté de scènes de sexe torrides dans lesquelles Emma Stone enchaînerait toutes sortes de positions? Si vous ne vous êtes jamais posé cette question, Yórgos Lánthimos oui. Le réalisateur grec, auteur de divertissements cinématographiques aussi raffinés mais vicieux que Dogtooth (2009), The Lobster (2015) et The Favourite (2018), s’est spécialisé dans le mélange de genres et d’influences aboutissant à d’étranges contes pour adultes -de préférence avec des visages impassibles, un humour pince-sans-rire et un style à la précision clinique. Et il n’en va pas autrement dans Pauvres créatures (Poor Things en VO), son dernier film et, selon beaucoup, son meilleur (lire la critique ici). Jamais auparavant Lánthimos ne s’était montré aussi théâtral, aussi baroque et en même temps aussi délicieusement pervers que dans cette fable de science-fiction en costumes et corsets, acclamée partout, récompensée par le Lion d’or à Venise, nominée sept fois aux Golden Globes et grande favorite des Oscars.

Pauvres créatures nous transporte dans le Londres de l’ère victorienne, et dans le Paris et le Lisbonne de la Belle Époque. Ou du moins dans des décors colorés en carton-pâte qui nous le font croire. On y suit Bella Baxter, une jeune femme plongée dans une tumultueuse quête de soi. Sauf que Bella -incarnée avec un dévouement sans borne par Emma Stone- n’est pas une lady comme les autres. Elle a surgi de l’esprit et des mains expertes d’un savant fou, le docteur Godwin “God” Baxter. Ce dernier a en effet repêché son cadavre dans la Tamise après son suicide, puis lui a implanté le cerveau du fœtus qu’elle portait.

On ne s’étonnera donc par qu’une fois ressuscitée, Bella se comporte au départ comme un enfant. Mais il lui faut peu de temps pour découvrir son corps, et tous les plaisirs et les impertinences qu’il permet. L’attirant monstre s’exprime et agit avec de plus en plus d’aisance, au grand dam des hommes possessifs qui l’entourent. Dont son créateur -Willem Dafoe, affublé de cicatrices atroces-, qui prétend qu’elle est sa fille, et un avocat douteux -Mark Ruffalo, moustachu- qui l’utilise comme jouet sexuel, avant qu’il ne devienne le sien.

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Lánthimos s’est ici inspiré du roman culte Poor Things: Episodes from the Early Life of Archibald McCandless M.D., Scottish Public Health Officer, écrit en 1992 par l’écrivain écossais Alasdair Gray, aujourd’hui décédé. Mais pas besoin d’être expert en littérature pour comprendre que le film est aussi un gros clin d’œil au Frankenstein de Mary Shelley, au mythe antique de Pygmalion -Lánthimos est grec après tout- et à plusieurs films d’horreur mettant en scène des monstres sensibles créés par l’homme. Avec pour résultat une comédie intelligente, sardonique et surréaliste qui inverse les rôles dans un grand éclat de rire. Avec ou sans vêtements.

Je comprends que l’on parle beaucoup des scènes de sexe du film”, s’amuse Yórgos Lánthimos, tout juste 50 ans, figure de proue de la “Greek weird wave”, qui a surgi il y a 15 ans grâce à son film Dogtooth (Canine). C’est vrai qu’il y en a beaucoup, surtout selon les normes actuelles, mais je continue à trouver étrange que le sexe au cinéma soit devenu un tel tabou. Pour moi, le sexe n’a jamais été un problème. Il a toujours été présent dans mes films parce qu’il fait partie intégrante de la vie, au même titre que l’humour, la tristesse ou l’amour. Je ne pourrais pas faire un film sans.”

Il faut dire que le sexe reste inhabituel dans un film avec des stars hollywoodiennes comme Emma Stone.

Yórgos Lánthimos : Le sexe est beaucoup moins présent qu’avant. C’est pour cela que je pense qu’il est nécessaire d’en parler. Pour moi, le sexe est très naturel. Dans le cas présent, c’est aussi très naturel dans l’histoire: il s’agit d’une jeune femme qui découvre son corps. Je ne comprends donc vraiment pas pourquoi c’est un tel problème pour certaines personnes. Pourquoi le sexe sur grand écran est-il si controversé? Je n’en ai aucune idée, parce que tout le reste est accepté sans problème. Même la plus horrible des violences. Les parents laissent leurs enfants regarder des films d’horreur ou de combat, mais dès qu’il y a de la nudité au lieu du sang, ils paniquent. Qu’est-ce que ça signifie et d’où vient ce réflexe moral? Ce sentiment est évidemment déterminé par la culture et varie d’un pays à l’autre et d’une conception de la vie à l’autre. Ce qui rend le sujet encore plus complexe.

Bella Baxter est en tout cas incarnée sans complexe par Emma Stone, pressentie pour les Oscars. Elle faisait déjà des étincelles dans votre film film précédent, The Favourite et semble avoir en vous une confiance aveugle.

Yórgos Lánthimos : Emma et moi nous nous apprécions beaucoup, nous nous respectons et nous nous faisons mutuellement confiance. Totalement. Sinon nous n’aurions pas pu faire ce film. Pas de cette manière en tout cas. Nous nous connaissons aussi depuis de nombreuses années, même avant de faire The Favourite. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2015, mais il a fallu un certain temps pour que The Favourite obtienne le feu vert. Lorsque nous nous sommes retrouvés sur le tournage, nous étions déjà amis et à l’aise l’un avec l’autre. Emma connaît ma manière de travailler et moi la sienne. Je la consulterai et la respecterai toujours pour chaque scène. Elle le sait. Je pense que cette approche lui a permis de repousser ses limites et d’aller dans des endroits qu’elle n’aurait peut-être pas explorés auparavant. Je parle aussi ici de The Favourite. Elle a rejoint le projet au moment où nous commencions à écrire le scénario. Elle a fait partie du processus et est même devenue coproductrice. Pour Pauvres créatures aussi, Emma a été impliquée dans tous les aspects du projet.

© DR/Atsush Nishijima

Qu’est-ce que cela impliquait concrètement?

Yórgos Lánthimos : Elle a lu les premières versions, nous avons choisi les décors ensemble, elle a contribué à façonner son personnage et elle a eu son mot à dire pour le casting. Elle était impliquée à tous les niveaux, et elle a donc ressenti la responsabilité d’être libre et spontanée sur le tournage. Emma est en plus tellement talentueuse et intelligente qu’elle comprend parfaitement ce qui est nécessaire pour un film. Je suis bien conscient que les scènes de sexe ont dû être inhabituelles pour elle, mais nous sommes si étroitement liés que nous pouvons parler de tout. Ouvertement. Nous avons discuté de chaque scène de sexe au préalable et nous avons réfléchi ensemble à toutes les chorégraphies et positions sexuelles. De cette façon, on ne se limite pas l’un l’autre, on peut aller plus loin, étape par étape. Je suis sûr qu’Emma s’est sentie très à l’aise pendant le tournage.

Pauvres créatures semble parfaitement en phase avec le mouvement d’émancipation actuel. Dans quelle mesure s’agit-il d’une réflexion satirique sur l’ère post-#MeToo?

Yórgos Lánthimos : C’est amusant parce qu’il s’agit de l’adaptation d’un roman écrit en 1992. Je l’ai lu bien avant #MeToo.

Mais le monde a profondément changé depuis…

Yórgos Lánthimos : C’est vrai. Et chaque film entre inévitablement en dialogue avec son époque, avec le contexte social dans lequel il est réalisé. Mais mon point de vue sur le livre, ou sur les thèmes qui y sont abordés, est resté inchangé. La concrétisation du film a pris beaucoup de temps pour plusieurs raisons. D’abord, quand j’en ai eu l’idée il y a une dizaine d’années, je n’avais jamais réalisé de film en anglais, alors que Pauvres créatures avait absolument besoin de la langue et du contexte anglais. À l’époque, j’étais un drôle de gars un peu exotique, venu de Grèce, et c’était vraiment difficile de faire accepter cette idée. Je pense aussi, effectivement, que le monde et l’industrie du cinéma n’étaient à l’époque pas très intéressés par la réalisation de ce type de films. Aujourd’hui, on a l’impression que les gens comprennent mieux pourquoi des sujets comme le genre, la représentation et les droits des femmes sont si pertinents. Avec le recul, je suis content que le projet ait pris autant de temps pour se concrétiser. Si nous avions réalisé Pauvres créatures il y a dix ans, le film n’aurait peut-être pas été aussi bon.

Lorsque vous avez écrit et réalisé en Grèce des films chouchous des festivals comme Dogtooth et Alps (2011), vous aviez le final cut et un contrôle artistique total. Quelle liberté le distributeur Disney et le producteur Fox Searchlight vous ont-ils accordée pour Pauvres créatures?

Yórgos Lánthimos : Je n’ai jamais reçu de commentaires avec des corrections. En réalité, l’environnement de travail a été très créatif et positif. Tout le monde savait exactement à l’avance ce que je voulais faire et comment je voulais le faire, donc Searchlight m’a laissé le final cut. C’était bien sûr lié au succès relativement important qu’a rencontré The Favourite. Ce succès a influencé le processus de production de Pauvres créatures. Bien sûr, il y a eu de temps en temps des discussions en salle de montage, et je suis toujours prêt à écouter, mais en fin de compte, il s’agit de mes décisions, de mes erreurs, de mes préjugés, etc. J’en assume la totale responsabilité et c’est la seule façon pour moi de faire des films. C’est bien d’écouter l’avis des autres, mais il faut aussi pouvoir dire: merci, mais non merci (rires).

Willem Dafoe presque méconnaissable en “père” de la créature.
Willem Dafoe presque méconnaissable en “père” de la créature. © Atsush Nishijima

Pauvres créatures est en partie une variation sur le mythe de Pygmalion. Est-ce lié au sang grec qui coule dans vos veines?

Yórgos Lánthimos : Je ne sais pas si on peut sentir quelque chose de grec dans ce film. Je pense que les circonstances dans lesquelles j’ai appris à filmer en Grèce m’ont davantage façonné que la culture grecque elle-même. Lorsque j’ai commencé à faire des films, c’était sans structure, ni financement, parce qu’à ce moment-là, la Grèce traversait une grave crise financière. Pour faire un film, il fallait vraiment se battre. Je pense que ça m’a formé de manière positive. The Lobster, The Killing of a Sacred Deer (2017), The Favourite, Pauvres créatures… Chaque nouveau film a été un peu plus cher que le précédent, mais mon éducation grecque m’a appris à être conscient des ressources limitées et à toujours garder l’essentiel à l’esprit.

Comment cela s’est-il traduit lors de la réalisation de Pauvres créatures?

Yórgos Lánthimos : C’est la première fois que je construisais des décors pour un film. Tout ce que vous voyez est un décor, est faux. Même les plans en extérieur ont été tournés en studio, dans des maquettes. Il fallait donc beaucoup d’éclairage. Mais pendant que nous travaillions avec Robbie Ryan (directeur de la photographie irlandais de renom qui tourne également les films de Ken Loach et Andrea Arnold, NDLR), nous nous sommes dit que nous voulions faire ce film de la même manière que The Favourite. À part le cameraman, le preneur de son, les acteurs et moi, il n’y avait personne sur le plateau. Les maquilleurs et les costumiers restaient dans les loges. Ça nous a permis de vivre une expérience très intime, où l’on pouvait se sentir à l’aise. Comme pour Dogtooth, il s’agit essentiellement de quatre personnes dans une pièce. Ou du moins: dans des cloisons qui étaient censées représenter une pièce. (rires)

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