Laurent Raphaël

L’édito: Mort à crédit

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Les moments de sidération, au sens mystique du terme, ne sont pas monnaie courante dans la vie de tous les jours. A fortiori quand vous êtes coincé dans votre voiture au milieu d’un embouteillage un soir pluvieux de semaine. Et pourtant, ce jour-là, il a suffi d’un coup de fil en apparence anodin entre deux feux rouges sadiques pour basculer tête la première dans un précipice émotionnel aussi vertigineux qu’une chute libre dans un rêve.

Il ne s’agissait au départ que d’appeler une grande librairie de l’est de Bruxelles, catholique mais pas bégueule, pour demander s’ils vendaient par hasard des partitions de musique profane. Après deux sonneries dans le vide, une messagerie automatique « décrocha » pour me demander poliment de patienter car toutes les lignes étaient occupées. Je m’attendais dans la foulée à entendre dégouliner du Vivaldi, du Chopin ou du Beethoven, les scies musicales habituelles, ou pire à devoir me farcir en boucle la litanie des heures d’ouverture du commerce, voire pire encore, à m’entendre prier d’aller sur le site de l’enseigne pour trouver les informations que je cherchais. À la place, à ma grande surprise, une voix enregistrée mais chaleureuse d’homme mûr envahit l’habitacle pour me proposer d’assister à un débat intitulé Pour qui ou pour quoi seriez-vous prêt à donner votre vie?. Une décharge de taser ne m’aurait pas fait plus d’effet. C’est comme si une force supérieure, Dieu, John Lennon ou Yoda, peu importe, s’adressait directement à moi, et rien qu’à moi, pour me confronter en cet instant précis, là, au milieu d’une forêt de voitures, à un redoutable examen de conscience.

Si on était dans un film, un éclair aurait probablement zébré le ciel menaçant et aurait frappé ma carrosserie, la laissant fumante et noircie, et son occupant hébété après cette « révélation ». Ou alors un puissant projecteur tombant des cintres aurait ciblé mon véhicule, plongeant dans la pénombre le monde alentour, soudain muet et figé comme une sculpture de Duane Hanson. Une situation tellement incongrue, tellement improbable et inattendue, digne d’un court-circuit temporel dans Back to the Future, qu’il fallut une bordée de klaxons enragés pour m’arracher à ma stupeur et me faire avancer de dix mètres.

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Comment évacuer cette question, déjà effleurée bien sûr mais restée purement théorique et abstraite jusque-là, et soudain aussi obsédante qu’une tache permanente sur l’iris? J’ai bien tenté de me débarrasser vite fait du problème en listant les personnes pour lesquelles je serais enclin à me sacrifier: mon fils, ma fille, ma compagne, mes parents, mes soeurs. Talonnés de près par un enfant en danger, quel qu’il soit. Un peu trop évident. Car suis-je si sûr de risquer ma peau même pour des proches? La lâcheté est une option à considérer. Et n’est-ce pas de toute façon immoral d’établir une hiérarchie entre les êtres?

Tout se complique encore si on a affaire à un inconnu. Le degré d’empathie -nous ressemble-t-il? Est-il victime d’injustice? Quid si c’est une crapule notoire?- joue sans doute un rôle. Voilà pour le « pour qui » de la question. Reste encore le « pour quoi ». Sous-entendu pour quelle cause? La liberté? Des convictions philosophiques ou religieuses? Les animaux? Le climat? La démocratie? Un pays? Un village? Une maison? Voire une voiture? Autant de réponses insatisfaisantes, ou en tout cas incomplètes.

Dans les jours inquiets qui ont suivi, j’ai remâché l’interpellation comme un vieux chewing-gum qu’on ne peut se résigner à cracher. C’est finalement Joyce Carol Oates qui est venue à ma rescousse. Non pour apaiser mes tourments avec des réponses toutes faites, mais au contraire pour en accepter la porosité. Dans son puissant Un livre de martyrs américains (éditions Philippe Rey), l’écrivaine fait mijoter à feu doux cette notion de mission divine, que ce soit au nom de Jésus ou du droit inaliénable à l’avortement. Loin de tout jugement simpliste et manichéen, elle décortique patiemment les motivations complexes et parfois obscures de deux martyrs incarnant les deux visages contrastés de l’Amérique. À défaut de résoudre l’équation, son livre est un hymne à la vie, à la tolérance, à la compassion. Tout ce qui a manqué en somme à Arthur Fleck, l’homme humilié et brisé derrière le Joker, pour qui le sacrifice prend des allures nietzschéennes quand il confie à son journal: « J’espère que ma mort aura plus de sens que ma vie. »

Finalement, je n’ai pas obtenu l’info pour les partitions mais je n’ose plus composer le numéro de peur que LA voix ne me pousse vers d’autres abîmes existentiels…

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