Laurent Raphaël

L’édito: La mémoire dans la peau

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Il a été beaucoup question du passé ces dernières semaines. En particulier pour essayer de comprendre les enjeux de la guerre en Ukraine. Pourquoi Poutine s’est-il lancé dans cette folle croisade? Qui seront les suivants? On ne peut répondre à ces questions sans ouvrir un manuel d’Histoire. Ou un atlas, comme le fait chaque jour l’émission Le Dessous des cartes sur Arte pour décrypter les soubresauts qui agitent régulièrement le monde contemporain.

Qui dit Histoire dit mémoire. Or, avec Internet, où chaque mot, chaque image, chaque trace est automatiquement archivé, elle a changé de nature. En bifurquant de la tradition orale puis imprimée à la tradition numérique, on est passé à une autre échelle. Face à la masse d’informations désormais récoltées s’est imposée l’idée que la mémoire était devenue un océan trop vaste pour être traversé. On stocke des montagnes de données mais on ne sait plus comment les interpréter. Ni les hiérarchiser. Les souvenirs sont devenus du coup un peu irréels, liquides et insaisissables. On ne sait plus trop lesquels sont importants, ni s’ils ont vraiment existé ou s’ils ont été fabriqués artificiellement dans les méandres de la Toile et repris à notre compte au hasard du scrolling. Les fake news ont prospéré sur cette masse informe de datas à la vérité mouvante.

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L’effet de sidération de l’agression russe tient en partie à l’irruption brutale de l’ancien monde, avec sa temporalité sclérosée, ses rancoeurs ancestrales, dans cet espace dématérialisé, amnésique et mondialisé. Poutine nous a ramenés de force à une époque où la mémoire se construisait pas à pas, dans la lenteur et la douleur, avec des stratégies de (re)conquête planifiées sur 100 ans s’il le fallait. Très loin donc de la mémoire flash, instantanée, fugace et poreuse où une info, un post, une émotion chasse l’autre. Autrement dit, avec son arsenal de Godzilla et sa grammaire messianique, le nouveau tsar de (toutes les) Russie a arrêté la machine à accélérer le temps qui dicte le tempo des démocraties depuis la révolution digitale.

Hasard ou coïncidence, cette question de la mémoire devenue par la force des choses une grande benne à ordures préoccupe également les artistes. Pas au sens passéiste et expansionniste de Poutine bien sûr, mais au sens où les transformations que lui fait subir le traitement de choc de l’accumulation perpétuelle bousculent non seulement nos habitudes mais aussi notre rapport au monde et aux autres. Jusqu’à mettre en danger nos libertés et notre libre arbitre. On n’a jamais vu autant de scénarios se confronter à l’amnésie, comme si l’absence de passé servait d’allégorie pour évoquer le trop-plein de sensations dans lequel on baigne en permanence. Paradoxal? Non, car trop de souvenirs impersonnels, superflus et répétitifs ou plus aucun souvenir à soi, c’est un peu du pareil au même.

Bien sûr, la perte de mémoire a toujours été un puissant ressort fictionnel. N’oublie jamais de Nick Cassavetes, Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry, la saga Jason Bourne et tant d’autres ont mis en scène des personnages perdus dans les limbes. Un classique du cinéma comme de la BD (la série XIII) ou de la littérature (Rue des Boutiques Obscures de Modiano). Mais les projets actuels semblent davantage interroger cet environnement saturé de réminiscences creuses. Ils explorent d’ailleurs des registres aussi différents que la romance avec Nobody Has to Know, le dernier film de Bouli Lanners, le drame poétique avec la série The Last Days of Ptolemy Grey de Walter Mosley, ou le thriller social d’anticipation avec la série Severance de Dan Erickson. Un dernier exemple fascinant dans lequel la mémoire n’échappe plus à la mercantilisation. Des hommes et des femmes acceptent d’être « dissociés » pendant leurs heures de bureau, laissant leurs émotions passées mais aussi leur morale et leur esprit critique au vestiaire. Un pitch diabolique, qui montre que notre humanité carbure aux souvenirs. Ne les galvaudons donc pas.

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