Io Sono l’Amore, plus beau rôle féminin de la décennie

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Bouleversante dans « Io sono l’amore », l’artiste britannique Tilda Swinton incarne une farouche liberté de créer en marge des sentiers battus, pour plus d’audace, d’émotion, de partage.

Io sono l’amore n’est pas seulement le nouveau pic d’émotion d’un « néo » cinéma italien décidément prodigue en bonnes et belles surprises. Le film de Luca Guadagnino est aussi l’occasion d’admirer, dans un de ses meilleurs rôles à l’écran, l’inclassable et formidable artiste qu’est Tilda Swinton.

Celle qui fut l’égérie de Derek Jarman dans les années 90, et se révéla ensuite à un plus large public avec Orlando de Sally Potter, a pu frayer avec le cinéma commercial (elle joue une sorcière maléfique dans la saga du Monde de Narnia), et elle a reçu un Oscar pour sa prestation dans Michael Clayton. Mais l’avant-garde a toujours attiré une Swinton qui a régulièrement fait des performances d’expression corporelle volontiers radicale, comme quand elle s’exposa, en 1995, durant une semaine, dans une cage de verre… Le fulgurant Io sono l’amore, dont elle est également productrice, lui offre aujourd’hui une magnifique occasion de conjuguer ses recherches créatives et une forme accessible à une vaste audience. Rencontre.

Io sono l’amore est un projet de longue date. Pouvez-vous en retracer les étapes majeures?
Tilda Swinton: Dans mon expérience, la plupart des projets sont longs à devenir réalité! Luca et moi avons commencé à discuter l’idée d’un film comme celui-là voici environ dix ans. Nous avions tout juste fait notre premier film (expérimental) ensemble. Nous nous sommes mis à parler d’un film qui explorerait le cinéma de manière totalement différente (à 180 degrés) de ce que nous venions de faire. Avant même d’avoir la moindre idée d’une trame narrative, s’est imposée cette vision d’un film sensationnel (sensuel-émotionnel), du genre que nous aimons chez Hitchcock, Huston, Visconti, Rossellini, Douglas Sirk, pour des raisons totalement différentes, mais avec en tête cette manière d’opérer la machine cinéma, de transporter le spectateur dans une atmosphère, un suspense, une émotion, un univers où il est transformé…

Mais ce n’était encore qu’un rêve, comme en ont les étudiants d’une école de cinéma. Voici sept ans, nous avons tourné un film essai, intitulé The Love Factory, une interview de moi par Luca. Durant cette interview, je me suis mise à parler de l’amour. Et l’évidence nous est venue de placer au coeur de notre film imaginaire le concept de la révolution de l’amour, des forces de la nature et de leur brutalité quand elles font éruption dans la vie d’une femme, que j’interpréterais. A partir de là, nous avons commencé à bâtir peu à peu Io sono l’amore, à la manière d’un château de cartes…

Comment se sont imposés le milieu choisi, celui de la grande bourgeoisie milanaise, et le fait que l’héroïne soit d’origine russe?
Il fallait un milieu que cet amour puisse gêner, puis briser. Un milieu à la fois puissant, sûr de lui et pourtant, sous la surface, terriblement fragile comme l’a encore récemment montré le krach financier… Et il fallait qu’elle soit étrangère pour la rendre « expulsable », rejetable, chassable d’Eden comme dans la peinture de Fra Angelico. Pourquoi est-elle russe et pas, par exemple, écossaise comme moi? Pour qu’elle vienne d’un endroit où elle ne peut pas retourner, parce qu’il ne reste rien là-bas de la société qu’elle a connue. Avec cela sont venus des souvenirs de Tolstoï, de Tchékhov…

Vous savez, les choses se mettent en place de manière organique, dans tout processus de création. Ainsi la maison où vit la famille, et qu’une des premières versions du scénario décrivait comme « en partie palais, en partie prison, en partie musée ». Lucas a cherché cette maison partout, avant de finalement la trouver sur le tard, comme une évidence longuement dissimulée. Le bon côté des longues périodes de gestation est là, aussi, dans ces trouvailles qui n’auraient jamais pu être si tout était allé vite. Il faut remercier ce chaos nourricier. Remercier la nature, là encore, comme pour l’amour!

En est-il aussi ainsi avec la musique de John Adams, tirée de partitions existantes mais qui est tellement chevillée aux images qu’on ne pourrait imaginer le film sans elle?
Oui, c’est le plus beau cadeau dont le film a pu bénéficier! Environ deux ans avant de tourner, au début de l’écriture de la version finale du scénario, Luca s’est vu offrir le superbe coffret des oeuvres de John Adams, Earbox. Il me l’a fait écouter, et nous sommes tous deux tombés totalement amoureux de cette musique. Non seulement pour elle-même, mais aussi parce que nous avions su instantanément que c’était la musique de notre film. Nous avons alors joué ce jeu très dangereux de considérer que ce serait bien le cas, concrètement. Nous avons joué la musique d’Adams sur le tournage, pour nous en imprégner, puis monté le film avec elle… tout en ne sachant pas du tout si Adams nous donnerait son accord, lui qui n’avait jamais accepté le moindre usage de sa musique pour un film! Nous étions potentiellement en grand danger, car il n’était plus possible d’imaginer Io sono l’amore sans elle… J’ai écrit à un ami, qui a pour ami un ami de John Adams, et nous avons pu montrer à ce dernier un montage du film. Il a aimé, il a répondu de suite, et a été très généreux. D’autant que nous prenons une grande liberté par rapport à son oeuvre en faisant du copier-coller de plein d’extraits découpés…

Votre interprétation passe du réalisme à une grande stylisation, comme un rappel de vos créations dans le domaine de la performance, par-delà les mots et le jeu d’acteur tel qu’on l’entend généralement…
Mais je ne suis PAS une actrice! Je ne me suis jamais considérée comme telle! C’est une projection que font les gens parce que, récemment, depuis cinq ou six ans, j’ai reçu des propositions de faire l’actrice, pour des films américains surtout. Mais depuis 25 ans que je travaille et que je crée, je me considère comme modèle d’artiste et comme performeuse. Jamais comme une interprète, même si j’ai été employée cinq ou six fois en tant que telle. J’aime développer une création avec une réalisatrice ou un réalisateur, partager intimement le processus d’auteur, comme dans ce cas-ci.

Vous allez travailler avec Apichatpong Weerasethakul, le jeune cinéaste de Uncle Boonmee, la Palme d’Or du dernier festival de Cannes. Un retour à la radicalité de vos débuts chez Derek Jarman?
Je n’ai jamais perdu cette radicalité de vue, et Joe (le cinéaste thaïlandais, ainsi appelé par ses amis, NDLR) l’incarne aujourd’hui plus que quiconque. Je me retrouve dans cette manière à la fois sereine et sauvage qu’il a de faire du cinéma, de l’inscrire au coeur de la nature, à l’écoute de ses forces les plus violentes parfois. Je me réjouis de cette nouvelle expérience, et j’en attends beaucoup.

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Io sono l’amore, de Luca Guadagnino. Avec Tilda Swinton, Flavio Parenti, Edoardo Gabbriellini. 2h.

On se retire bouleversé, hanté, du spectacle ou plutôt de l’expérience qu’offre le film de Luca Guadagnino. Aucun film récent n’a proposé tout à la fois autant d’enjeux humains et artistiques, autant d’émotion et de lucidité, autant de force intime et de résonance sociale.

Nous sommes à Milan, dans la grande et imposante maison art déco des Recchi. Cette famille doit sa fortune à la création, à la fabrication et au commerce de tissu. Ce soir, on fête l’anniversaire du patriarche (joué par Gabriele Ferzetti, le méchant du grand western de Sergio Leone, Once Upon A Time In The West), lequel va saisir l’occasion pour désigner son successeur. Edoardo, un de ses petits enfants, pourrait être l’heureux élu.Durant la soirée, un jeune cuisinier, qui a tout juste battu Edoardo dans un concours, apporte par surprise un gâteau. Les deux hommes deviendront amis. Mais pour la mère d’Edoardo, le nouveau venu sera comme un appel du désir, et d’une liberté qu’elle ne pensait plus revendiquer, sans doute…

A la peinture de milieu, et à ses échos viscontiens, Io sono l’amore ajoute celle d’une passion, entre frustration et plaisir, élans irrépressibles et frontières familiales, sociales. Tilda Swinton est éblouissante dans un des plus beaux rôles féminins de cette décennie. La mise en scène conjugue avec maestria réalisme et poésie, jusqu’à se faire, à la fin, d’une folle et merveilleuse audace. Les partitions hypnotiques du grand John Adams accompagnant les images jusqu’à ne faire plus qu’un avec elles.

L.D.

Louis Danvers

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