Harry Gruyaert, regard de braise

"Ce type qui passe là est comme une apparition. On est entre Fellini et Magritte. Il y a quelque chose de surréaliste dans cette image. Ce ciel chargé renvoie à la belgitude. A ce côté chaotique et absurde qui fait partie de notre identité." © Harry Gruyaert
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Coloriste hors pair, le photographe anversois Harry Gruyaert jette depuis un demi-siècle un regard sensible et pictural sur le monde. Un documentaire intime dévoile l’homme habité derrière l’objectif. Rencontre.

Une rétrospective dans sa ville natale d’Anvers au printemps, la réédition enrichie de son livre emblématique Rivages en septembre et, pour achever une année 2018 décidément faste, la sortie sur grand écran d’un portrait intimiste signé Gerrit Messiaen (1). A 77 ans, le photographe Harry Gruyaert, membre de la prestigieuse agence Magnum depuis 1981, est un homme pressé. « J’ai l’âge que j’ai et encore beaucoup de projets dans mes cartons. Comme je ne suis jamais complètement satisfait, le processus est très lent chez moi. Je travaille depuis quarante ans sur l’Inde et je n’ai toujours pas publié de livre sur ce pays », nous explique-t-il alors que nous le rencontrons entre deux trains à la gare du Midi, à Bruxelles, un de ces endroits de passage dont il raffole.

Dans le ballet incessant des corps, ce chasseur d’images est comme un poisson dans l’eau. Caché derrière des verres épais, son regard entrevoit des compositions chromatiques et des scènes graphiques teintées de surréalisme là où l’oeil non aiguisé ne voit que chaos et tumulte. Avec les paysages aux ciels tourmentés dans lesquels la présence humaine se dissout, la ville est son autre terrain de jeu. Il en ramène des instantanés en apesanteur traversés de fantômes furtifs avalés par une ombre ou le reflet d’une vitrine. Ou peuplés de silhouettes composant des tableaux léchés qui hurlent silencieusement l’absurdité et la fragilité de la condition humaine, comme dans sa série irrésistible sur la Belgique, cette matrice originelle avec laquelle il entretient une relation d’amour-haine. Malgré son exil de longue date à Paris, l’esprit brelien, mélange de sauvagerie et de poésie grotesque, reste la marque de fabrique de ce pionnier européen de la couleur, qui en a fait sa palette de prédilection à une époque où elle était réservée aux photos de mode et de vacances.

Au fil du temps, l’infatigable baroudeur a développé une sorte de sixième sens, même si lui parle surtout de la bonne étoile qui lui a permis de faire des rencontres décisives (Peter Knapp, le directeur artistique du Elle, qui lui donnera sa chance dans les années 1960, William Klein, Raymond Depardon ou son mentor Henri Cartier-Bresson) et de se trouver plus qu’à son tour au bon endroit au bon moment.

Le registre expressif de ce dompteur de couleurs, c’est l’animalité, l’instinct bien plus que le cérébral. « Il n’y a jamais d’intention chez moi, insiste-t-il. J’ignorais que j’avais autant photographié les rivages aux quatre coins du monde avant de rassembler ces images d’archives pour en faire un livre. J’étais sur ces lieux, il y avait une belle lumière et c’est tout. Le déclenchement ne venait pas de la tête mais des tripes. » Pas étonnant du coup de l’entendre pester contre la dictature du concept qui sévit dans l’art contemporain. « Aujourd’hui dans les expos, il faut lire une tartine pour comprendre de quoi l’artiste parle. Les gens restent plantés devant les explications au lieu de regarder les oeuvres. Je trouve ça absurde. Ou alors il faut s’appeler Sophie Calle. Ses projets sont conceptuels mais aussi très visuels et plein d’humour, j’aime beaucoup son travail. »

A 77 ans, Harry Gruyaert continue de courir le monde à la recherche de la photo unique qui vitrifie la beauté d'un instant.
A 77 ans, Harry Gruyaert continue de courir le monde à la recherche de la photo unique qui vitrifie la beauté d’un instant.© Harry Gruyaert

On l’a compris, Harry Gruyaert photographie comme il respire. C’est, chez lui, un « besoin vital ». Son moteur. Et aussi ce qu’il cherche et admire chez les autres: « Je peux apprécier un film hollywoodien bien fait, mais si je ne sens pas un besoin vital comme chez Truffaut, Antonioni ou Cassavetes, c’est moins intéressant. L’art, c’est ce qui permet d’entrer en contact avec la personne à travers son oeuvre. Quand je regarde un Rembrandt ou un Brueghel, je regarde Rembrandt et Brueghel. »

Habité par son art

Cette quête d’absolu, le documentaire Harry Gruyaert. Photographer de Gerrit Messiaen la radiographie très bien. A travers les images d’archives de sa jeunesse au coeur de l’avant-garde new- yorkaise des sixties, les extraits des films 16 millimètres de son père célébrant la famille traditionnelle, le récit lucide de ses propres souvenirs ou de ceux de ses amis et collègues, et les séquences où on le voit en pleine action le long de la côte belge ou à New York, se dessine un personnage complexe, en mission, têtu et misanthrope sur les bords, mais habité fiévreusement par son art. Une question d’intégrité. Avec un revers cependant : l’homme n’est pas du genre à faire des concessions, comme s’en plaint sur le ton de la résignation une de ses filles dans le film, évoquant ces vacances rythmées par les haltes intempestives en rase campagne, le temps pour Harry d’épuiser la lumière aperçue un instant plus tôt. « Je pensais que Gerrit se concentrerait davantage sur mon travail que sur ma vie familiale, lâche un sourire en coin le street photographer avec ce reste d’accent du Plat Pays. Mais il a déniché des documents rares comme ce film où je suis avec Gordon Matta-Clark à New York. Et mes proches lui ont donné des vidéos très personnelles que je n’aurais pas données si on m’avait demandé mon avis. Je suppose que pour toucher un public plus large, cette approche sentimentale est nécessaire. »

Pas simple d’exposer au grand jour sa fragilité quand on a l’habitude de barricader ses émotions derrière son boîtier. Ou plus exactement de faire passer ses sentiments par le filtre exclusif de la pellicule. Même quand il s’agit de ses propres enfants. « J’ai beaucoup photographié mes filles quand elles étaient petites, c’était ma manière de leur montrer mon amour », confie-t-il. Pour le coup en noir et blanc exclusivement, car dans sa grammaire plastique, le noir et blanc est réservé aux humanistes comme Cartier-Bresson, dont l’objectif se concentre sur les individus et tente de saisir leur singularité. Là où son travail artistique est entièrement façonné par une vision panoptique du monde. « Pour moi, tous les éléments du cadre sont importants, l’architecture, les couleurs, le sol, le ciel, les ombres. Ils forment un tout. Trop de gens pensent que l’être humain est le centre de l’univers mais je n’en suis pas du tout convaincu. » Sur ses tirages, la marge et le centre jouent la même partition. Harry Gruyaert pratique une sorte de panthéisme iconographique. Il célèbre la vie dans sa globalité.

La clé de cette obsession, il la livre lui-même sans détour. Il y a d’abord un père passionné par les images (qui était technicien chez Gevaert, aujourd’hui Agfa) et qui dégainait sa caméra 16 millimètres à la moindre occasion. Il y a ensuite le même père, mais sur son versant catholique fervent, qui mène sa famille nombreuse à la baguette et au missel. Un environnement strict dans lequel le jeune garçon étouffe. Surtout depuis qu’ado, il découvre l’ivresse de la liberté en allant chercher un ballon de foot qui a roulé hors du terrain. Au même moment, il rencontre son premier amour : le cinéma, qui deviendra aussi sa meilleure école. La Nouvelle Vague, et Le Désert rouge d’Antonioni en particulier, le transportent. « C’est le cinéma qui a provoqué le déclic chez moi. Quand j’ai vu Le Septième Sceau de Bergman, j’étais tellement bouleversé que j’en ai voulu à mon père quand il m’a dit en sortant de la salle: « Quel tram va-t-on prendre, le 7 ou le 15? » J’aurais pu le tuer. Pour moi, c’était la fin du monde, une cassure totale… »

« Cette photo, je l’ai prise il y a trente ans en Inde dans le quartier des épices de la ville portuaire de Cochin. Ces hommes sont des marchands. Je les ai vus de la rue. Je me suis approché. Pour une fois sur mes photos, on voit des gens qui me regardent. »© Harry Gruyaert

A 18 ans, il prend le large. Direction Bruxelles pour des études de cinéma à l’Inraci. Mais la capitale est encore un désert culturel à l’époque. « En cinéma et en photo, il n’y avait personne à admirer. Delvaux n’est arrivé qu’après », se souvient ce passager du vent. Il filera donc à Paris où le milieu de la photographie de mode lui ouvre ses portes, avant de se jeter dans le grand bain arty de New York. Une révélation. Il se prend la vague pop en pleine figure. « J’ai été frappé de découvrir que les artistes que je côtoyais là-bas s’intéressaient sérieusement, mais toujours avec humour, à la banalité. Cela m’a fait comprendre que le mauvais goût qui m’insupportait en Belgique pouvait aussi être un sujet intéressant. »

Film immobile

Une proposition de reportage sur une croisière l’emmène à la conquête du monde, qu’il parcourt sans relâche depuis les années 1970, avec des éblouissements, comme le Maroc, où ce nomade peaufinera son sens aigu de la couleur et son attrait pour la photo documentaire, pas simplement figurative et tiède, mais baignée d’une infinie nostalgie qu’il rattache à cette belgitude qui ne l’a jamais quitté. Chacune de ses images nous raconte une histoire, suggère un mystère. Comme un film immobile.

En voyant le Canon posé à ses côtés, toujours à portée d’oeil, on s’interroge sur le rapport qu’il entretient avec cet objet fétiche. Amical? Conflictuel? Voire érotique? « Il m’est arrivé plusieurs fois de me faire voler mes appareils. Dans ces cas-là, je peux devenir très violent. Ce n’est pas une question de prix. C’est une question d’intimité, c’est comme si on m’arrachait un oeil. » Mais, là encore, sa bonne étoile s’en est mêlée pour transformer la mésaventure en bénédiction: « Comme j’étais très timide, je travaillais beaucoup avec un téléobjectif, par peur de m’approcher des gens. Quand on me l’a volé, j’ai été obligé d’utiliser des objectifs à courte focale. Du coup, je me suis rapproché des gens et mes photos sont devenues bien meilleures. »

En l’abandonnant dans le brouhaha de la gare, point de départ de nouvelles aventures, on se dit qu’on a croisé un homme vraiment libre, à contretemps d’une époque qui se shoote à la vitesse et au narcissisme. Un homme guidé uniquement par la contemplation et le ravissement des visions fugaces qu’il réussit à capturer. Et à partager. On a bien vu son oeil qui pétillait quand il évoquait quelques instants plus tôt la réaction émue des gens découvrant ses photos en grand format dans le métro, à Paris, en 2015. Sous des abords un peu distants, Harry est un ami qui nous veut du bien…

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

(1) Harry Gruyaert. Photographer de Gerrit Messiaen est montré en avant-première, à Bozar, ce jeudi 29 novembre. Il sortira ensuite en salles (à Bruxelles et en Flandre uniquement) à partir du 5 décembre.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content