« Conann » ou l’enfer selon le réalisateur Bertrand Mandico: « Un personnage barbare qui trahit de plus en plus ses idéaux »

Christa Theret incarne Conann à 25 ans devant la caméra de Bertrand Mandico. © National
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Sorcier halluciné des images et des sons, le Français Bertrand Mandico orchestre, dans Conann, une descente aux enfers surréelle et pailletée en forme de fulgurant état des lieux de la barbarie à travers les âges.

Que le spectacle commence, amoral et de bon goût!” Avec Conann, Bertrand Mandico conclut une trilogie de longs métrages initiée avec Les Garçons sauvages (2017), puis poursuivie avec After Blue (Paradis sale) (2021). Dans l’esprit du réalisateur toulousain, Les Garçons sauvages serait ainsi le paradis, After Blue le purgatoire et Conann aujourd’hui l’enfer. Il nuance d’emblée: “Cette trilogie n’était pas du tout quelque chose de prémédité. C’est un constat que j’ai tiré une fois que j’ai eu fini d’écrire Conann. Je sentais en effet que j’arrivais au bout d’un cycle. Avec l’envie assez claire d’aller voir ailleurs par après. Et je me suis dit: mais finalement, oui, inconsciemment ces trois films forment une trilogie. Mon désir de travailler sur l’enfer avec Conann était très fort. Et je me suis demandé pourquoi. Pourquoi l’enfer? Je me suis alors retourné et j’ai compris.

Aux racines du mythe

Conann (avec un double “n” final, donc, dès l’origine) est un personnage issu de la mythologie celtique. C’est un chef de guerre, un conquérant, qui incarne la force sauvage. Il a été popularisé dans les années 1930 par le romancier américain Robert E. Howard à travers des histoires courtes publiées dans le magazine pulp Weird Tales sous le nom de Conan le Barbare ou Conan le Cimmérien. Le film que John Milius en a tiré dans les années 80 avec Arnold Schwarzenegger intéresse peu Bertrand Mandico, davantage porté sur les épopées féminisées et les objets transgenres que sur la violence viriliste et les muscles saillants. Dans sa version très personnelle du mythe, il accompagne aujourd’hui Rainer, le chien des enfers, parcourant les abîmes pour raconter les différentes vies de Conann, figure multiple et polymorphe perpétuellement mise à mort par son propre avenir à travers les époques et les âges. Depuis son enfance d’esclave sous la coupe d’une horde barbare jusqu’à son accession aux sommets de la cruauté, aux portes de notre contemporanéité… “Mon intérêt pour les succubes et les histoires de pactes démoniaques, ou faustiens, m’ont amené à amasser beaucoup d’informations sur ces sujets, explique le cinéaste français. Mon désir premier était de construire quelque chose autour d’un personnage barbare qui, en vieillissant, trahit de plus en plus ses idéaux. Par association d’idées, j’ai pensé au personnage de Conann et j’ai développé le projet de repartir du mythe qui avait inspiré Howard, et donc de cette figure celtique accompagnée de démons à tête de chien. Avec l’idée d’avoir, à chaque décennie, une nouvelle Conann qui tue la précédente, pour aller crescendo dans le côté infernal.

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Étonnamment, Mandico développe d’abord ce projet pour la scène, à l’invitation du célèbre Théâtre des Amandiers, où il ne sera finalement pas monté à cause du Covid. Quelques mois plus tard, il tourne en cinq semaines, dans une ancienne usine de sidérurgie au Luxembourg, le long métrage Conann en se nourrissant très librement de ce socle théâtral en forme de grand laboratoire d’expérimentations. Sa protagoniste et le film lui-même en tant qu’objet fonctionnent par mues successives. Ils mutent tous deux à chaque période de vie dans un grand kaléidoscope d’images et de sons très organiques illustrant la féminité multiple et la férocité à travers le temps. Avec ce principe fondateur qui avance que la vieillesse, au fond, est la barbarie ultime, qui tue la jeunesse, dévore les corps et saccage les rêves. “Oui, une tendance épouvantable du vieillissement, me semble-t-il, c’est d’aller vers une forme de durcissement réactionnaire, de trahison des idéaux, de perte des illusions et de l’innocence. En ce sens, la vieillesse peut être envisagée comme une forme de barbarie par rapport à soi-même. L’expérience, le vécu, l’embourgeoisement, la peur sont des choses qui peuvent très facilement conduire à la souillure d’une certaine forme de pureté. Conann est un personnage qui s’adapte à la société dans laquelle il évolue et qui va s’endurcir de plus en plus, se déshumaniser, gagner en perversité. À l’origine, c’est la vengeance, ce vieux ressort rouillé de la dramaturgie, qui la guide. Et j’avais envie de questionner ça aussi. Avec l’idée que le regret est peut-être la première fenêtre qui ouvre sur l’espoir.

Et au milieu coule une rivière

Dès le début de Conann, et sa très littérale descente aux enfers, Mandico, qui filme dans un envoûtant noir et blanc pailleté, comme serti de diamants, relie son long métrage à une tradition un peu oubliée du cinéma français. “Effectivement, c’est tout le cinéma fantastique et merveilleux des années 40 et 50, où il y avait beaucoup de diableries. Je pense à des films comme Les Visiteurs du soir de Carné et Prévert, à la damnation de La Belle et la Bête de Cocteau, à La Main du diable de Maurice Tourneur ou encore à La Beauté du diable de René Clair… Et puis dans la matrice du récit tel que je l’ai construit, il y a l’influence décisive de Max Ophüls et son Lola Montès. Lola Montès est un personnage damné, c’est l’histoire vraie d’une courtisane qui a défrayé la chronique et qui à la fin de sa vie a fait un pacte avec un cirque, devenant une créature de foire qui se raconte. Eh bien, ma Conann est aux enfers comme au cirque et elle se raconte elle aussi par fragments avant de faire le grand saut.

Rainer, démon des enfers à tête de chien, accompagne Conann à travers les âges et ses souvenirs.
Rainer, démon des enfers à tête de chien, accompagne Conann à travers les âges et ses souvenirs. © National

Parsemé de clins d’œil, d’hommages et de signes: tout Conann tient au fond du fascinant jeu de piste référentiel. On y croise aussi bien les fantômes de William S. Burroughs, Carl Theodor Dreyer, Rainer Werner Fassbinder et Kenneth Anger que les ombres bienveillantes de Wim Wenders, David Cronenberg, Abel Ferrara et Peter Greenaway. Mais le film est toujours beaucoup plus que la simple somme de ses influences. C’est-à-dire que mon inconscient bosse pas mal. Donc il y a des choses qui sont conscientes et puis il y a plein de choses qui surgissent malgré moi. Ce qui est certain, c’est que je ne crois pas du tout au mythe du cinéaste qui tombe du ciel, qui n’a jamais rien vu ni rien entendu, et qui se dit pleinement touché par la grâce et l’inspiration. Bref, je ne crois pas au mythe de l’auteur vierge. Moi je digère, j’ai aussi mes propres obsessions, mais je ne vais jamais renier ce que je suis et ce qui m’a construit. Par ailleurs, ça me semble très important d’être capable de rendre hommage à ceux qui ont compté. Ceci étant posé, faire des films en forme de simples catalogues de clins d’œil ne m’intéresse absolument pas. Mes films restent conçus comme des voyages qui peuvent être reçus et compris par des spectateurs qui n’en perçoivent pas forcément les influences. Mais c’est sûr que la construction de mon imaginaire se donne aussi à voir à travers eux.

Musicalement, Mandico cite ouvertement Can, Lou Reed et Klaus Nomi dans Conann, dont la partition originale est à nouveau confiée au surdoué compositeur Pierre Desprats. “Mes films, je les tourne sur support pellicule. Donc tout ce que vous voyez à l’écran a été filmé tel quel. Il n’y a pas d’intervention de post-production en dehors du montage et de l’étalonnage. Et donc il n’y a aucun effet spécial après développement: tout est créé durant le tournage, avec des lumières, des constructions et quelques transparences. En revanche, la bande-son, je la recrée entièrement. Et tout est musical, de la postsynchronisation des actrices aux bruitages en passant par la vraie musique de Pierre Desprats qui vient inonder la bande-son. Cette bande-son est pour moi comme une rivière qui coule sur les images.

Métal hurlant et fluides glacials

Dans Conann, Bertrand Mandico exploite à fond l’idée qu’il y a plusieurs vies dans une vie, et plusieurs films dans un film. À chaque période de celui-ci, il renouvelle miraculeusement son style et son cinéma. “Oui, ce film est comme une échelle que je suis en train de construire pour sortir de ce qu’on peut dire de moi et de mon style. Dans sa succession de mues, Conann est aussi comme un inventaire de possibles pour mon propre cinéma.” Film transgenre à plus d’un titre (personnage qui n’est par moments ni vraiment fille ni vraiment garçon, œuvre au confluent de différents genres cinématographiques…), il est constamment travaillé par l’idée de mélange et d’hybridation. “C’est sûr que je n’aime pas ce qui est binaire, ce qui est fermé. J’aime que les choses soient ouvertes et fluides, que ça circule et que ça se mélange. C’est ma façon de voir le monde et même d’être au monde. Donc ça transparaît forcément dans mes films et mes personnages.

Entre pulsions de vie et appels de la mort, ses visions bâtardes et mutantes de chair suppliciée et de métal hurlant surgissent en audacieuses fulgurances graphiques dans la brume électrique et le froid des enfers. Y domine invariablement son goût obsessionnel pour les sécrétions corporelles et les fluides. “Oui, ça participe du côté très organique de mon cinéma. Nous sommes des êtres essentiellement liquides. Le solide occupe finalement très peu de place chez nous. Alors chez moi le liquide resurgit. Et puis il y a une vraie cinégénie du liquide. Il n’y a rien de plus beau que de filmer des choses aqueuses, visqueuses. Quant à l’omniprésence de la brume dans mon cinéma, disons que c’est une façon très séduisante, visuellement parlant, d’ouvrir sur le rêve et l’imaginaire.

Conann à 35 ans a les traits de Sandra Parfait (à droite).
Conann à 35 ans a les traits de Sandra Parfait (à droite). © National

Mais Conann n’est pas qu’un bel objet plastique. Il marque aussi par sa dimension existentielle et peut-être plus encore par le côté étonnamment frontal de sa teneur politique, la barbarie y renvoyant notamment d’évidence au totalitarisme et même, dans son final, au capitalisme. “Métaphysiquement parlant, le film parle beaucoup de solitude. Il nous rappelle que, dans la mort, on est toujours seul face à soi-même. Par ailleurs, j’ai toujours eu le désir d’être politique dans mon travail. Mais oui, j’avais envie cette fois d’être beaucoup plus frontal sur cette dimension-là. Les Garçons sauvages se déroulait dans un ailleurs très exotique et After Blue dans un futur imaginaire. Avec Conann, je voulais arriver à un moment donné à ce qu’il y ait une collision avec notre époque. Et le film devient extrêmement littéral dans son propos quand il se frotte à notre contemporanéité. Tout simplement parce que le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui m’oppresse et que j’avais envie de produire un vrai commentaire là-dessus en tant que cinéaste.

L’amour de l’art

Ce commentaire d’ordre politique concerne largement la question de la compromission et de la corruption du monde de l’art. “Il s’agit avant tout d’une mise en garde. À une époque où les subventions publiques fondent comme neige au soleil et où on nous dit que le mécénat va être formidable, j’ai envie de dire que ça peut aussi être un poison. C’est-à-dire qu’on peut avoir du mécénat avec des gens qui nous demandent des contreparties. Or, tout n’est pas digeste. On peut être empoisonné par l’argent qu’on nous donne. Et c’est le cas, au sens figuré comme au sens propre, dans le final de Conann. C’est l’expression d’une angoisse personnelle, mise en scène comme une farce.

Et Bertrand Mandico de s’ouvrir dans la foulée sur l’économie de ses propres films. “Disons que ce qui est difficile pour moi, c’est d’avoir des ambitions assez importantes formellement et narrativement parlant, mais de devoir me contenter de subventions qui nous obligent à nous limiter très fort. Le peu d’argent qui est débloqué semble toujours vouloir nous pousser à tourner dans des appartements sans déployer d’imaginaire délirant. D’un côté, il y a l’auteur en moi qui écrit et qui doit être libre. Et de l’autre, il y a le cinéaste, qui doit techniquement trouver des solutions en permanence. C’est un jeu très contraignant mais qui peut s’avérer passionnant aussi. J’assume en tout cas l’artisanat comme une beauté plastique et comme un gage d’authenticité. Et je me refuse à me résigner à faire des films trop simples sous prétexte qu’on n’a pas les moyens. Il est de toute façon très important pour moi de ne pas dépasser un certain plafond. Parce que je trouve ça indécent de faire des films trop chers. Si on me donnait beaucoup d’argent, d’abord je paierais mieux les gens avec qui je collabore, et puis je ne ferais pas seulement un film avec cet argent, j’en ferais plusieurs. Pour moi, les cinéastes qui dépensent trop ont un problème. Ils se sont trompés de métier.

Conann ****. De Bertrand Mandico. Avec Elina Löwensohn, Christa Theret, Julia Riedler. 1 h 45. Sortie: 06/12.

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