Claude Schmitz: « Ce qui m’intéresse de plus en plus, ce sont les films transgenres »

Olivier Rabourdin en homme las et éteint confronté à ses propres dysfonctionnements dans L'Autre Laurens. © WRONG MEN/CHEVAL DEUX TROIS
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Avec L’Autre Laurens, Claude Schmitz raconte l’effondrement d’un mythe vieillissant au cœur d’un film policier d’une grande ambition thématique et formelle qui déconstruit le genre pour mieux en dépasser les limites.

Cinéaste atypique venu du théâtre et remarqué avec l’irrésistible Braquer Poitiers, où une paire de pieds nickelés dévalisait en toute amitié le propriétaire poète d’une chaîne de car wash, le Bruxellois Claude Schmitz (Rien sauf l’été, Lucie perd son cheval) passe aujourd’hui la démultipliée avec L’Autre Laurens, où il se frotte avec brio aux codes du polar pour mieux en questionner les archétypes et acter la fin d’un monde -celui d’un patriarcat dépassé et vieillissant, notamment. Rencontré en mai dernier, à la veille du festival de Cannes, où le film était présenté à la Quinzaine des Cinéastes, le réalisateur revient sur la genèse de ce projet étonnant, d’une grande richesse thématique et formelle: “Jusqu’ici, j’avais fait des films aux dispositifs assez simples, où j’apprenais à apprivoiser le médium cinéma en essayant des choses. Il s’agissait de films vraiment très fauchés, faits avec des moyens qui ne sont pas des moyens de cinéma. Avec L’Autre Laurens, j’avais envie de quelque chose de plus ambitieux d’un point de vue formel et dramaturgique. Un peu dans l’esprit de certains spectacles que j’ai pu créer par le passé au théâtre, où j’écrivais souvent des structures assez complexes. L’idée était vraiment de passer un cap et de tenter une aventure différente.

S’appuyant sur un scénario dense et sinueux, beaucoup plus foisonnant et bétonné qu’à l’accoutumée, Schmitz y accompagne l’enquête de Gabriel Laurens (Olivier Rabourdin), détective privé spécialisé dans les affaires conjugales, que sa nièce, Jade (Louise Leroy), charge d’investiguer sur la disparition de son père, frère jumeau de Gabriel. Confronté aux fantômes de son passé et surtout à ses propres démons, ce dernier se lance alors dans une aventure étrange, pavée de faux-semblants et de chausse-trapes, qui l’amène à la frontière franco-espagnole et convoque de manière allégorique, quasiment méta, tout un imaginaire réminiscent d’un certain cinéma américain… “Le film joue sur deux niveaux de lecture. D’un côté, il y a l’enquête policière, qui comporte tous les clichés qu’on peut retrouver dans un certain type de cinéma de genre. Et de l’autre, il y a une enquête sensiblement différente, qui est presque mon enquête à moi en quelque sorte, sur la question du film de genre et sur ce qu’il peut comporter justement en termes de schémas narratifs caricaturaux ou archétypaux. Et le film s’amuse à démonter ces archétypes pour raconter, à l’arrivée, ce qui, à mon sens, est le vrai sujet du film: la fin d’un rapport au monde qui est capitaliste et patriarcal. Soit un rapport au monde fortement véhiculé par un type de cinéma auquel j’ai beaucoup été exposé quand j’étais plus jeune. À savoir, tous ces films de série B américains des années 80 et 90 qui étaient très reaganiens, très testostéronés, terriblement genrés. J’avais envie de raconter comment un personnage féminin, le personnage de Jade, la nièce, parvient à s’échapper quelque part progressivement de ce monde de mecs vieillissant, de cette espèce de mythe occupé à s’effondrer, comme les tours du World Trade Center qui s’effondrent sur les écrans dans le film, et qui révèle sa part de mensonge.

Claude Schmitz, réalisateur de L’Autre Laurens. – © Hatim Kaghat/Belga/AFP © Hatim Kaghat/Belga/AFP

Un film transgenre

Ainsi L’Autre Laurens questionne avec énormément d’à-propos les images qui nous façonnent. “En ce sens, il s’agit d’un film très personnel, quasiment intime, pour moi. Jade incarne en effet en quelque sorte mon propre parcours, cette espèce de prise de conscience, à un moment donné de ma vie, que le monde qui m’avait été livré par un certain type de cinéma était un monde factice. Et en même temps, j’essaie de ne pas être cynique par rapport à cette culture nord-américaine ayant à l’époque colonisé mon cerveau sans que je n’aie pu la mettre pleinement en perspective. On navigue constamment entre l’hommage et l’ironie. C’est-à-dire que je continue à donner une chance à ces personnages et à investir tous ces schémas narratifs, avec des voitures, des hélicoptères, des fusillades, au cœur d’une zone frontière qui renvoie immanquablement aux codes du western. Donc on est en Europe, mais toute la topographie du film renvoie à l’Amérique. C’est une façon de parler de notre rapport schizophrène aux États-Unis, ce mélange de fascination et de rejet, cette espèce d’impossibilité de sortir de certains codes, de ne pas les reproduire. J’avais envie de raconter la fin de ce mythe-là, la fin de ce règne-là. Dans mon imaginaire, en tout cas.

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En résulte un véritable film-labyrinthe, qui mélange brillamment les humeurs et joue constamment avec les attentes du spectateur, invité à s’y perdre et à s’y retrouver au gré de ses méandres. “Il n’y a rien qui m’intéresse plus, quand je vais au cinéma, que de tomber sur un film qui me déroute. En ce sens, je reste un très grand admirateur du travail de David Lynch, qui propose des aventures cinématographiques mystérieuses où, oui, on peut se perdre, mais dans le très bon sens du terme. Au fond, ce qui m’intéresse de plus en plus, ce sont les films transgenres. C’est-à-dire que tout ce qui se passe aujourd’hui dans la société sur les questions de genres, c’est véritablement ce qui m’intéresse dans le cinéma. Dans le cinéma comme dans la société, il faut pouvoir remettre en cause la question du genre, sortir d’un certain conservatisme. Et je trouve que les films qui proposent des choses hybrides, qui sont transgenres, continuent à poser problème, parce qu’on ne peut pas les mettre dans une case, parce qu’ils échappent aux catégories. Or moi, c’est précisément ce qui m’intéresse.

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