Baloji réalise « Augure »: « Ce film a été pour moi comme une nouvelle naissance »

On retrouve, dans Augure, le goût de Baloji pour les fulgurances esthétiques. © wrong men
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Artiste aux multiples talents, Baloji signe, avec Augure, un premier long métrage empreint de réalisme magique qui a séduit la Croisette et représentera la Belgique aux Oscars.

On sait que Baloji signifie, en swahili, “homme de sciences occultes” ou “sorcier”. La thématique de la sorcellerie travaille en profondeur Augure, le premier long métrage de Baloji en tant que réalisateur. Inscrit dans une Afrique de fantasmagorie, le film croise les destinées de quatre personnages considérés comme des sorciers par leur famille ou leur communauté: Koffi, Paco, Tshala et Mama Mujila. Rencontré en mai dernier, à la veille du festival de Cannes, d’où Augure allait repartir auréolé du prix de la Nouvelle Voix dans la section Un Certain Regard, Baloji précise d’emblée: “Ce qui m’intéresse, c’est moins la sorcellerie en tant que telle que l’assignation à la sorcellerie. Koffi, Paco, Tshala et Mama Mujila se retrouvent labellisés sorciers ou sorcières par leur entourage. Et chacun va interagir d’une manière différente face à cette assignation. Koffi, par exemple, le vit comme une malédiction, comme quelque chose qui fait qu’il n’arrive pas à s’épanouir. À l’inverse, Paco le revendique et s’affirme en tant que tel, en se disant que c’est un argument en sa faveur face à ses adversaires. Tshala est perçue comme sorcière parce qu’elle affiche des mœurs qui ne correspondent pas à une certaine bienséance. Quant à Mama Mujila, on la considère comme sorcière parce qu’elle a donné naissance à un enfant qui a une tache sur le visage. On le voit, il s’agit avant tout de proposer différentes variations et différentes interprétations possibles de ce terme-là. Et d’observer comment chacun va pouvoir se débrouiller avec cette étiquette-là.”

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Ironie du sort

Né à Lubumbashi à la fin des années 70, Baloji Tshiani, de son vrai nom, a grandi à Liège. Il s’est d’abord signalé au sein du collectif Starflam avant de tracer en solo un impeccable parcours musical à la croisée des genres et des styles, n’en finissant pas, précisément, d’échapper aux étiquettes. Poète, performeur, styliste, modèle, acteur, réalisateur de clips et de courts métrages… Il multiplie par ailleurs les casquettes dans un esprit d’exigeant artisan touche-à-tout. Ce qui ne lui a pas forcément toujours facilité la vie.

Avant d’enfin pouvoir réaliser Augure, Baloji s’est ainsi inlassablement vu refuser l’aide à la production de la Commission de Sélection des Films, qui a, peu ou prou, un droit de vie et de mort sur les projets de longs métrages en Belgique francophone. Ce qui, en début d’année, lui a d’ailleurs fait dire sur la scène des Magritte, au moment de remettre le trophée de la meilleure réalisation à Bouli Lanners: “Ben, en gros, pour quelqu’un qui a été refusé en Commission d’aide à la production six fois, c’est pour moi une belle ironie de remettre le prix de la meilleure réalisation devant vous ce soir.” Ironie, le mot est faible… Et on imagine dès lors sans peine la victoire, voire la revanche, qu’a dû représenter pour lui l’annonce, quelques mois plus tard, de la sélection cannoise de son premier long métrage. “C’est sûr que c’était vraiment absurde de confier, à un mec qui s’est fait rejeter six fois, la remise du prix de la meilleure réalisation. C’est un peu le surréalisme belge dans toute sa splendeur. Mais je n’ai pas envie de parler de revanche aujourd’hui. Parce que la revanche, la vengeance, la colère, tout ça, ce ne sont pas des bons moteurs artistiques. Ça ne t’aide pas à bien faire les choses. Quand Annie Ernaux dit qu’elle écrit pour venger sa race ou que Nicolas Mathieu, que j’adore, dit qu’il écrit pour se venger de l’état des choses, je comprends bien sûr ce qu’ils disent. Mais je ne veux pas de ce moteur-là pour créer.

Il poursuit: “Dans mon parcours, j’ai indéniablement été victime d’un mépris de classe. On m’a souvent ramené à ma condition de rappeur qui veut faire un film. Quand je passais devant la Commission, on me renvoyait sans arrêt à la figure le fait que j’étais un musicien qui n’avait pas fait d’école de cinéma et donc qui n’y connaissait rien. Pour finalement réussir à passer la Commission avec Augure, j’ai dû me mettre devant les gars et leur lire un petit résumé que j’avais fait qui reprenait tous les prix que j’avais gagnés avec mes clips et mes courts métrages, et toute la reconnaissance que j’avais déjà acquise à travers mes réalisations. J’ai dû leur expliquer clairement d’où je venais, et leur rappeler que, à l’inverse de beaucoup d’autres, moi mes films je les avais payés avec mon propre argent, sans aides ni subsides. Ce qui fait que j’ai quand même un rapport à la valeur des choses qui est tout à fait autre que celui qui caractérise bon nombre de réalisateurs évoluant tout en haut de ce système pyramidal qu’est le cinéma, en étant complètement déconnectés des chiffres et de ce qui se passe en dessous. Moi je viens d’un truc où c’est moi qui porte le matos et où c’est moi qui fais les costumes parce qu’il n’y a pas d’argent. Bref, où c’est moi qui me démerde, en gros. Or, face à une série de remarques péjoratives et de regards méprisants, j’ai dû prouver par a+b que je n’étais pas là pour faire juste un film de rappeur ou satisfaire un simple caprice de musicien.

Un monde à part

Il est beaucoup question de naissance, voire de renaissance, dans Augure. Mais le motif de la mort hante aussi indéniablement son récit. “Oui, moi, c’est simple, j’ai perdu mon père en décembre 2018 et j’ai commencé à écrire le scénario d’Augure en janvier 2019. Pendant plusieurs semaines, écrire a été ma façon de dealer avec sa disparition et tout ce qu’elle impliquait pour moi. Donc, oui, la mort est un motif déterminant dans Augure, tout comme la vitalité de l’enfance. Sans compter que ce film a assurément été pour moi comme une nouvelle naissance. À l’arrivée, je me suis vraiment beaucoup amusé à le faire. Je crois que j’ai un truc très juvénile par rapport à la création.

Malgré ses 94 scènes et ses 18 lieux différents, Augure a dû être bouclé en seulement 23 jours de tournage.
Malgré ses 94 scènes et ses 18 lieux différents, Augure a dû être bouclé en seulement 23 jours de tournage. © wrong men

Dès sa première scène, le film s’inscrit dans une dimension presque fantasmatique, dans une espèce d’espace-temps bien à lui, un entre-deux qui s’appuie sur le réel pour mieux prendre son envol. “La première scène du film était importante, parce qu’elle installe d’emblée une grammaire proche du réalisme magique, vers lequel mon cinéma tend complètement. Je ne voulais pas du tout être dans une représentation factuelle du Congo. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. Avec Augure, on est vraiment dans un monde à part. C’est pour ça notamment que la ville du film n’existe pas réellement. C’est-à-dire qu’on a tourné dans deux villes différentes, Kinshasa et Lubumbashi, mais pour n’en faire qu’une seule, de fiction. Je trouvais intéressant de jouer sur cette indécision, pour les besoins et l’atmosphère du film mais aussi pour des raisons culturelles et politiques. C’est un peu comme si on avait pris New York pour le centre-ville et Los Angeles pour les scènes autour de la mine.

Une mine qui a son importance dans le récit et vaut même au spectateur un petit air de… Pierre Bachelet. “Moi je suis liégeois. Or, historiquement, Lubumbashi et Liège sont deux villes jumelées. Elles sont liées par les mines et par les terrils. Donc, oui, j’ai écrit une scène autour de la fameuse chanson de Pierre Bachelet, Les Corons, qui renvoie plutôt au nord de la France en l’occurrence mais qui me permettait de ramener cette idée de jumelage minier au cœur même du film, à la manière d’un petit clin d’œil.”

Au milieu des regards

Mais il n’y a pas que Pierre Bachelet, évidemment… En parallèle à la sortie du film, paraîtra bientôt (aux alentours de février, après la sortie d’un EP en décembre) un monumental album de quatre disques et 36 chansons que Baloji défendra notamment sur la scène de l’Ancienne Belgique en mars. “J’ai bouclé cet album avant le tournage du film. Chaque disque est écrit du point de vue d’un des quatre personnages. Le premier disque s’appelle Koffi, le deuxième Paco, etc. C’était vraiment un exercice génial pour moi. Parce que j’ai pu m’immerger en profondeur dans le point de vue de chacun d’eux. Et c’était cool aussi pour les comédiens, parce qu’ils avaient un objet à disposition qui pouvait les aider à mieux comprendre leur personnage. Une grande partie de cette musique n’est pas présente dans le film, où j’ai privilégié des compositions assez atmosphériques, parce que je ne voulais pas qu’elle prenne trop de place, que ce soit trop chargé, et qu’elle vienne en quelque sorte saboter la narration ou les enjeux. L’idée, c’est vraiment d’avoir le film d’un côté et les disques de l’autre, et de pouvoir à partir de ça jeter des passerelles entre les objets, qui sont au fond complémentaires. Ou plutôt disons que l’album est une extension du film, comme une espèce de backstory.

On l’aura compris, la dimension chorale du film est absolument primordiale. Elle le structure et le définit. “Très vite, oui, j’ai su que je voulais travailler sur la multiplicité des points de vue. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. J’aime l’idée qu’il n’y a pas qu’une vérité. Ne raconter que le point de vue de Koffi aurait été une erreur. Ça ne pouvait pas suffire. Lui, il redébarque en Afrique, qu’il perçoit comme une espèce de quatrième dimension, mais peut-être que les autres le perçoivent aussi comme quelqu’un de perché ou de bizarre. Et c’est en tout cas intéressant de chercher à comprendre comment les autres peuvent le voir. La vérité, très souvent, se trouve au milieu des regards, des perceptions.

En route pour les Oscars?

Au ciné, sur disque, en concert mais aussi au Musée de la mode d’Anvers avec l’expo Baloji Augurism, riche en images, costumes et accessoires imaginés par cet insatiable synesthète, Baloji se multiplie et est partout. Ces derniers temps, il était également présent du côté de Los Angeles afin de promouvoir Augure sur le sol américain, où le film représentera la Belgique pour les Oscars 2024. “Je suis fier de représenter la Belgique aux Oscars. Fier également de l’histoire racontée, de la signification culturelle derrière cette sélection. Nous venons de si loin, c’est une belle ode à la résilience, à la persévérance”, a-t-il ainsi déclaré à cette occasion. Alors, bientôt sur le tapis rouge du Dolby Theatre d’Hollywood, Baloji? Réponse fin décembre avec une première shortlist, puis possiblement en janvier avec l’annonce des cinq longs métrages nommés pour l’Oscar du meilleur film étranger.

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