Natural Light, dans les pas d’un soldat hongrois: « C’était un tournage intense et difficile »

Muré dans le silence et l’incompréhension, le visage de Semetka, fermier hongrois devenu sous-lieutenant, reflète la guerre dans toute son inanité.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Sous l’influence conjuguée de Joseph Conrad et d’Andreï Tarkovski, Dénes Nagy signe un premier long métrage d’une ambition monstre rivé au visage hébété d’un soldat hongrois confronté à l’horreur glacée de la guerre. Entretien et critique.

Il se définit lui-même comme un artisan, surtout pas comme un professionnel du cinéma. Avec Natural Light, son premier long métrage, le réalisateur hongrois Dénes Nagy réussit en tout cas un véritable tour de force plastique et sensoriel. Adaptant librement un roman récent de l’écrivain Pál Závada, le film retrace un épisode infamant de la Seconde Guerre mondiale: la traque et la cruelle éradication des partisans soviétiques et de leurs supposés complices par l’armée hongroise sur le front de l’Est. À travers le regard perdu, désespérément enténébré, d’un paysan devenu sous-lieutenant, Nagy inscrit au cœur d’une nature sauvage à la beauté réfrigérée, murée dans son indifférence au destin des simples mortels, une méditation quasiment herzogienne sur la folie des hommes. Interview entre ombre et lumière.

Le tournage de Natural Light n’a pas dû être de tout repos…

C’était un tournage intense et difficile, en effet. Nous pataugions dans la boue, étions frigorifiés et trempés en permanence. Mais le plus dur était de s’accommoder de la brièveté et de la rareté de la lumière du jour. Nous avions moins de huit heures durant lesquelles nous pouvions tourner. Il s’agissait d’être particulièrement rapides et efficaces. Et puis, après avoir signé un nombre considérable de courts, c’était mon tout premier long métrage en tant que réalisateur. La plupart des scènes comportent de 20 à 30 comédiens, dont une grande majorité sont amateurs. C’était un véritable casse-tête logistique. Mais j’ai pu compter sur une très bonne équipe, à moitié lettone et à moitié hongroise. Je n’ai pas à me plaindre.

Pourquoi avoir choisi de tourner essentiellement avec des comédiens amateurs?

Disons que j’ai davantage choisi des visages que des acteurs. C’est lié au fait que je ne cherchais surtout pas à verbaliser quelque chose. À aucun moment, il n’a été question d’expliquer le background de tous les personnages, par exemple. On ne sait quasiment rien sur eux. Dans Natural Light, je ne suis intéressé que par les visages, ce qu’ils racontent d’une personne. C’est pour ça que j’ai pris ces amateurs-là. Parce qu’ils portent littéralement leur histoire sur leurs traits. J’étais vraiment en quête de visages creusés par les marques du temps.

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À bien des égards, le protagoniste du film est réduit à l’état de simple spectateur de la guerre. Et nous sommes les spectateurs de ce spectateur. Dans le même ordre d’idées, il est aussi photographe. Y a-t-il une volonté délibérée de votre part de toujours mettre des filtres, une distance, entre l’horreur de la guerre et ceux qui la regardent?

Clairement, il y a une espèce de filtre qui voile tout ce que l’on voit à l’écran. Tout semble distant dans le film. La nature, les hommes… Je ne voulais pas que les personnages soient clairement identifiés ou, pire, stéréotypés. Au contraire, j’ai cherché à créer autour d’eux une espèce d’incompréhension, de confusion, qui sont propres à la guerre. J’aime l’idée de la représenter comme une espèce d’énigme indéchiffrable. En ce sens, le protagoniste lui-même reste une sorte de mystère. On ne sait jamais exactement ce qu’il pense, ni ce qu’il ressent. Il est forcé d’être absolument dans le présent, d’évaluer en permanence ce qui se joue autour de lui, sans jamais comprendre tout à fait ce qu’on attend de lui ou ce qu’il devrait faire. Dans mon travail, je tends à représenter les hommes comme des êtres moins conscients qu’on ne le pense d’habitude.

Entre les lignes, il est beaucoup question, dans Natural Light, de dignité et de morale.

Oui, mais ce qui est certain, c’est que nous ne cherchions à aucun moment à asséner une leçon. L’idée n’est jamais de déterminer qui a tort et qui a raison. Le protagoniste est une sorte d’homme bon, on le perçoit en tout cas comme quelqu’un de bien. En même temps, il essaie surtout de se tenir à distance des problèmes. Il veut rentrer à la maison le plus rapidement possible. Il cherche à en finir avec cette parenthèse d’inconfort. Il ne s’agit à aucun moment de porter un jugement, mais bien d’observer un état de fait. C’est vraiment une question d’être dans le moment présent. Par exemple, durant une scène de repas avec des paysans russes, il semble très bienveillant mais, en même temps, il se trouve dans une position d’oppresseur qui l’arrange bien. J’aime l’idée d’explorer un certain flou moral, des sentiments complexes et contradictoires.

Vous vous êtes longtemps cantonné au circuit des courts métrages. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre parcours de cinéaste?

À l’origine, je suis entré un peu par hasard dans une école de cinéma. Ce n’est pas quelque chose que j’avais planifié. J’aime beaucoup la photographie et j’ai toujours été très intéressé par tout ce qui touche au visuel. Ainsi, je ne suis pas le genre de réalisateur doué pour filmer des joutes verbales ou écrire des dialogues efficaces. C’est quelque chose que je ne ferai jamais, je crois. Je suis quelqu’un de très discret, dans la vie et dans mon travail. Je suis aussi un cinéaste très lent (sourire). Je mets du temps à élaborer un projet. J’en ai besoin. Je n’ai aucune envie d’être un professionnel qui enchaîne les tournages sans réelle implication. Comme les acteurs dans le film, je veux rester un amateur, un artisan, qui met du cœur à l’ouvrage. J’ai besoin de m’engager entièrement dans un projet, d’y mettre beaucoup de moi. Sinon, ça ne m’intéresse pas. À bien des égards, Natural Light parle d’ailleurs assez directement de moi. Son protagoniste, en un sens, c’est moi.

Dénes Nagy
Dénes Nagy © belga image

C’est-à-dire?

Je tenais beaucoup à ce que le film réfère à notre présent. Je pense en effet que cette histoire a quelque chose à dire sur notre époque. Pour être clair, je ressens énormément de ténèbres autour de moi en ce moment. Les frontières entre le Bien et le Mal ont tendance à se flouter. Plus rien n’est clair et je me sens perdu. Je ne sais pas très bien comment me comporter par rapport à ça. Comme le protagoniste du film, je suis un spectateur qui se demande ce qu’il pourrait bien faire. Dans mes courts, je travaillais déjà beaucoup sur des atmosphères très sombres, avec des personnages désorientés, confrontés à l’inconnu, entourés d’obscurité. C’est quelque chose qui me parle beaucoup, et mes peurs s’y reflètent assurément. La guerre n’est, au fond, qu’un prétexte pour explorer cette dimension-là.

De quelle manière reliez-vous cet épisode peu glorieux de la guerre à l’Histoire récente de votre pays?

Mon grand-père a fait la guerre. Il était en Russie. Tout le monde en Hongrie a une histoire de ce genre. Mais on ne posait jamais de questions morales sur tout ça. Jusqu’il y a peu, c’était un grand tabou. Mon grand-père racontait toujours son histoire comme si elle était sortie d’un simple roman d’aventures. C’est assez aberrant. Ça ne m’a jamais semblé très réel, en tout cas. Dans ses récits de guerre, on ne ressentait pas la peur, le danger, la douleur… Je me suis toujours beaucoup intéressé aux évolutions et à l’état de santé de mon pays. Or, aujourd’hui plus que jamais, je pense qu’il est très important de parler de ce qui s’est exactement passé durant la guerre. On a toujours beaucoup minimisé les atrocités commises par l’armée hongroise en Russie. Je pense qu’il est temps qu’on arrête de faire l’autruche et que l’on se confronte aux vérités du passé. Si l’on veut qu’un changement positif survienne en Hongrie aujourd’hui, il faut absolument accepter de faire face aux heures les plus sombres de notre Histoire. C’est en se confrontant à l’horreur et à la honte qu’il deviendra peut-être enfin possible de s’en éloigner.

Natural Light est avant tout une expérience plastique et sensorielle…

Oui. Je travaille avec Tamás Dobos, le directeur photo, depuis longtemps déjà. Nous partageons le même genre d’appétences esthétiques. Les idées visuelles ont déterminé le sujet du film, pas l’inverse. Nous savions en effet avant tout quel style, quel type d’atmosphère nous voulions explorer. Dans notre démarche, l’histoire vient en dernier lieu. Elle n’est là, en un sens, que pour nourrir une esthétique prédéfinie. En cela, le titre du film a quelque chose de très littéral. Mais il est aussi à comprendre dans un sens plus symbolique. En ceci que la lumière naturelle s’oppose à la lumière artificielle, qui est une lumière au cœur de laquelle il vous est toujours possible de mentir sur vous-même. Cette lumière naturelle du titre, c’est la lumière au sein de laquelle vous ne pouvez pas prétendre être quelqu’un d’autre, vous cacher derrière un masque.

Le film semble nourri de nombreuses influences, littéraires comme picturales…

C’est vrai. On peut sentir, je pense, que j’ai toujours été fasciné par le livre de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres. Pas tellement à cause de son histoire en tant que telle, mais plutôt compte tenu du motif obsessionnel qu’il développe, cette idée de s’enfoncer au cœur de la nature sauvage pour mieux s’y perdre, de toucher à l’inconnu absolu. Visuellement, avant toute chose, nous avons utilisé des photos d’archives de la guerre. Je suis directement parti de certains clichés pour imaginer des séquences entières du film. C’est le cas, par exemple, de cette scène liminaire où des personnages découpent la viande d’un élan au bord de l’eau. Idem pour le cheval empêtré dans la boue. Mais d’autres éléments stylistiques proviennent aussi directement du cinéma. Je suis notamment un grand fan de l’œuvre d’Andreï Tarkovski, et de son film Stalker en particulier. La manière dont il connecte des visages à des paysages m’a énormément influencé. J’ai beaucoup revu ses films en préparant Natural Light. Et puis, oui, la tradition picturale a aussi joué un rôle important dans la conception esthétique du film. Tamás, le directeur photo, parlait souvent du Caravage, de Rembrandt ou de Breughel, par exemple. Non pas que l’on prétendait se mesurer à ces maîtres, bien sûr, mais disons que l’on cherchait parfois à traduire à l’écran des atmosphères très spécifiques qu’on retrouve dans leurs tableaux.

Natural Light


Logiquement récompensé de l’Ours d’argent de la meilleure réalisation lors de la Berlinale 2021, ce premier long métrage hongrois impressionne par l’audace et l’ambition de sa proposition esthétique. Accompagnant au sein d’une forêt soviétique à l’enveloppante immensité le sous-lieutenant déboussolé d’une unité spéciale des forces de l’Axe durant la Seconde Guerre mondiale, l’objet, d’une grande rigueur formelle, ne s’embarrasse guère d’explications, préférant – à raison – privilégier des sensations très organiques qui invitent à partager une expérience éminemment subjective de l’horreur. Si le récit du film tend vers l’épure la plus extrême, sa terrassante photographie sous haute influence picturale en dit long sur les intentions de Dénes Nagy, le réalisateur, qui compose ses images aussi bien en sculpteur de lumière qu’en véritable façonneur de ténèbres. Sombre, lent, hypnotique, Natural Light s’attarde sur les visages creusés de douleur et de fatigue des soldats, et plus encore sur leurs regards vidés de toute étincelle de vie, pour mieux dire la honte et l’absurdité totale de la guerre. Une fascinante plongée fantomatique au cœur de la folie et du mystère des hommes.

Drame historique. De Dénes Nagy. Avec Ferenc Szabó, László Bajkó, Tamás Garbacz. 1h43. Sortie: 04/05. ****

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